L'affaire connaît jour après jour de nouveaux rebondissements. Alors que pour certains il s'agit d'un scandale ayant conduit à la chute du gouvernement, pour d'autres il faut attendre le verdict de la justice pour pouvoir porter des jugements sur les soupçons de conflit d'intérêts et de corruption qui pèsent sur le Chef du gouvernement démissionnaire, Elyes Fakhfakh. L'Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) s'active pour élucider les circonstances d'une affaire inédite dans l'histoire du pays ayant mis fin, ou presque, au règne d'Elyes Fakhfakh qui ne cesse de clamer son innocence et de réfuter tous les soupçons de corruption ou de conflits d'intérêts. En effet, dans un nouveau rebondissement de taille qui risque d'alourdir encore plus cette affaire, l'Inclucc a annoncé avoir déposé le 16 juillet auprès du procureur de la République du Pôle judiciaire, économique et financier, un deuxième rapport relatif à l'éventuelle implication du Chef du gouvernement dans des affaires de conflit d'intérêts, de corruption administrative et financière et d'évasion fiscale concernant des accords passés entre l'Etat et des groupements de sociétés appartenant à celui-ci. Ce nouveau rapport, indique l'Instance dans sa revue hebdomadaire, apporte de nouveaux éléments dont des documents et des pièces justificatives relatifs à cette affaire et notamment «une demande d'ordonnance d'interdiction de voyage et de gel des fonds suspects sur la base de preuves sérieuses sur la commission de faits pouvant être classés dans la catégorie de la corruption». Contacté par La Presse pour savoir si cette demande d'interdiction de voyage vise le Chef du gouvernement, Faouzi Chemengui, conseiller juridique de l'Instance nationale de lutte contre la corruption, a affirmé que pour le moment l'Instance ne peut en aucun cas divulguer d'autres éléments dans cette affaire qui est «actuellement entre les mains de la justice, et nous ne pouvons pas dire ou divulguer d'autres détails, il faut respecter le travail de la justice, car comme vous le savez quand il s'agit d'une affaire de justice, des restrictions sont imposées», a-t-il déclaré. S'agissant de déclaration des biens et des intérêts, de la lutte contre l'enrichissement illicite et le conflit d'intérêts, l'Instance indique aussi avoir soumis, le 15 juillet, au président de l'Assemblée des représentants du peuple, un rapport supplémentaire accompagné d'éléments de preuves liées au dossier Fakhfakh. Et de rappeler qu'elle avait présenté également au Parlement un premier rapport le 10 juillet comportant des éléments toujours en relation avec cette affaire. Nous avons aussi tenté de contacter les services de communication de la Kasbah, mais en vain. En effet, le Chef du gouvernement préfère jusqu'à présent opter pour le silence. D'ailleurs, dans sa dernière apparition médiatique, il avait réfuté tout soupçon de corruption, affirmant détenir les preuves pour les présenter à la justice. Premier rapport d'enquête Un premier rapport publié récemment par les services du ministère de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption avait fait état de plusieurs dépassements et manquements commis au niveau de l'octroi d'un marché public au groupement de sociétés dont le chef du gouvernement est actionnaire. Le rapport note en particulier plusieurs irrégularités dans le processus d'obtention d'un marché public au groupement Soteme/Valis/Serpol qui «n'aurait pas dû être retenu puisque non conforme aux conditions de participation et qu'il ne présentait pas les garanties requises». Réagissant aux éléments contenus dans ce rapport, la Haute instance de la commande publique considère qu'il s'agit d'un «rapport préliminaire» qui repose sur «des fondements erronés». En effet, dans un document explicatif, cette instance a fait valoir que le rapport précité comprend «des observations négatives et gratuites à son encontre, estimant qu'il est impossible de considérer les actions requises auprès des contractuels avec l'Agence nationale de la gestion des déchets (Anged) et portant sur l'exploitation des décharges et des centres de transformation comme faisant partie des marchés publics, parce qu'elles s'inscrivent dans le cadre des concessions, permettant entre autres à l'agence de négocier directement avec les contractuels privés». Pour l'Instance, «le principe sur lequel sont fondées les actions contractuelles de l'agence consiste en l'adoption de concessions qui ne s'inscrivent pas dans la liste des marchés publics», qualifiant le rapport préliminaire de l'équipe de contrôle général des services publics de «hâtif» puisqu'il ne s'appuie pas sur une coordination préalable entre les différentes structures de contrôle, ce qui est de nature à porter préjudice à la crédibilité des structures de contrôle, selon elle. Une affaire politique ? Même si la justice s'est saisie de cette affaire, les soupçons de conflit d'intérêts et de corruption contre le Chef du gouvernement font l'objet de tiraillements et d'exploitation politiques. Alors qu'Ennahdha semble avoir trouvé refuge dans cette affaire pour affaiblir davantage la position du Chef du gouvernement qui avait refusé son appel à inclure Qalb Tounès dans le gouvernement, le Chef du gouvernement a fini par céder aux pressions et a présenté sa démission, sollicitée notamment par le Chef de l'Etat Kaïs Saïed. Cette décision n'a pas calmé les esprits des dirigeants d'Ennahdha qui ont accusé le ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, Mohammad Abbou, de laxisme et de passivité quant au dossier de suspicion de conflit d'intérêts visant le Chef du gouvernement démissionnaire Elyès Fakhfakh. «La personne chargée de lutter contre la corruption doit prendre l'initiative pour enquêter sur les suspicions de corruption et non prendre la défense du Chef du gouvernement» a, dans ce sens, estimé le chef du bloc parlementaire d'Ennahdha Noureddine Bhiri. Et de poursuivre : «En tant que responsable des instances de contrôle, Mohamed Abbou aurait dû faire preuve de neutralité et éviter d'impliquer son parti dans l'affaire». Le Chef du gouvernement clame jusque-là son innocence et réfute toutes les accusations de corruption et de conflits d'intérêts. Il s'est dit même prêt à affronter la justice «avec la conscience tranquille». Mais sur fond de cette affaire transformée en enjeu politique de taille, le chef du gouvernement a fini par présenter sa démission au chef de l'Etat, en refusant de déléguer ses pouvoirs à l'un des ministres indépendants comme le souhaitent ses deux principaux alliés le Courant Démocratique et le Mouvement du Peuple. L'affaire Fakhfakh se résume principalement en un éventuel conflit d'intérêts et de corruption relatif à une société dans laquelle le chef du gouvernement détient des actions, ayant remporté un marché public alors que ce dernier avait entamé son mandat. Le ministre des droits de l'Homme, des Relations avec les instances constitutionnelles et la société civile, Ayachi Hammami, avait annoncé que le Chef du gouvernement avait lancé les procédures de cession de ses parts au sein de cette société qui offre ses services à l'Etat. Le député Yassine Ayari avait publié le 23 juin 2020 un document portant sur les marchés publics prouvant que Valis, la société en question, aurait obtenu deux marchés d'une valeur de 44 millions de dinars, et que c'est l'Agence nationale pour la gestion des déchets (Anged) qui avait approuvé cette décision en avril dernier. JELASSI