Lutter contre le terrorisme ne se limite pas uniquement à la traque des terroristes et à la découverte des cellules dormantes. Il est impératif que l'Etat se réapproprie l'espace public et réinstaure la culture du vivre-ensemble Dans la guerre totale que la Tunisie a décidé de livrer contre le terrorisme dans le but de l'extirper définitivement, on a tendance à focaliser sur la veille sécuritaire permanente, la collecte des informations, même les plus anodines, la reprise par l'Etat des mosquées échappant au contrôle du ministère des Affaires religieuses, la profusion des imams dits takfiristes opérant dans des mosquées construites anarchiquement et l'embrigadement des jeunes, plus particulièrement dans les cités populaires, sans oublier les réseaux sociaux où les sites jihadistes pullulent sans que les services chargés de la sécurité informatique puissent les stopper. Seulement, les spécialistes ou les experts n'accordent pas jusqu'ici l'importance qu'il faut à l'espace public, qui est malheureusement toujours sous la coupe des «apprentis-terroristes et des prédicateurs qui prêchent un discours prônant la violence et la haine». L'on se rappelle encore la multiplication des «tentes de prédication» organisées au cours des années 2012 et 2013 devant les lycées et sur les marchés hebdomadaires par les salafistes se disant appartenir au salafisme scientifique et qui assuraient à l'époque que «la Tunisie est une terre de prédication et non une terre de jihadisme». Aujourd'hui, beaucoup d'analystes assurent qu'on est en train de «récolter les fruits amers de ces tentes de prédication ouvertes à nos jeunes lycéens dont plusieurs séchaient leurs cours pour assister aux conférences et «dourouss» qu'on y donnait. Idem pour les jeunes désœuvrés dans les cités populaires, déçus des partis politiques nés après la révolution et de leur discours qui ne répondait pas à leurs préoccupations et qui se sont investis dans les activités organisées par les «salafistes scientifiques», en particulier les programmes d'assistance sociale pilotés par les associations caritatives dont le nombre s'élève à plusieurs milliers et qui ont réussi à s'implanter jusque dans les villages les plus reculés de la République». L'espace public confisqué Mais comment agir pour que l'espace public retrouve sa vocation initiale et pour que l'Etat parvienne à y réinstaurer l'ordre public, condition essentielle au vivre-ensemble, dans le respect mutuel à la fois des libertés publiques et des libertés privées? L'Observatoire tunisien de la sécurité globale dirigé par le Pr Jamil Sayeh a décidé de lancer le débat au cours d'un colloque organisé vendredi et samedi derniers sur le thème: «Les espaces publics, sécurité et vivre-ensemble». Le Pr Sayeh confie à La Presse: «L'espace public est un lieu de liberté, de communication et de rencontres où la démocratie s'exerce concrètement. Et pour que la liberté soit pratiquée dans les normes, il faut que l'autre soit impérativement respecté et que l'ordre et la sécurité y règnent. Sans contrôle et sans régulation, c'est l'anarchie. D'où la nécessité pour l'Etat d'intervenir eu usant des mécanismes dont il dispose (police, lois, arrêtés municipaux, etc.) dans le but d'organiser l'espace public dans son usage public et privé». «Il est malheureux d'observer que face à l'absence de l'Etat qui a décidé, semble-t-il, de renoncer à l'exercice de son autorité, l'espace public est tombé sous l'emprise de la violence symbolique : occupation des trottoirs au nez et à la barbe des municipalités, commerce parallèle, etc. Et le résultat est là : on est dans une situation où on rejette le vivre, ensemble. Il existe une négation totale de l'autorité de l'Etat», ajoute notre interlocuteur. Que faut-il faire pour que les espaces publics retrouvent leur fonction ? Le Pr Sayeh cite trois conditions à remplir impérativement. «D'abord, respecter l'ordre public qui nous protège en premier lieu de nous-mêmes, qui protège aussi la société de l'anarchie et réhabilite le vivre-ensemble en intelligence. Ensuite, le citoyen doit avoir un usage démocratique de l'espace public afin de permettre à chacun d'occuper la place qui lui revient. Enfin, il est urgent de réhabiliter l'autorité de l'Etat en vue d'imposer une manière d'agir conforme à un projet républicain où la société est immunisée contre le terrorisme, le crime organisé et la contrebande». Le Pr Sayeh conclut : «Lorsque l'Etat recule, la criminalité avance. Et maintenant, l'espace public est privatisé».