Plasticiens, designers, architectes, historiens de l'Art, sociologues, anthropologues et sémiologues proposent une réflexion sur le statut et les représentations du corps dans les pratiques artistiques. Le corps intrigue. Il ne cesse de susciter des interrogations. Rejeté, désiré, voilé, dévoilé, signe, support, outil, matière, statique, mouvant, libre, contrôlé, charnel, symbolique, virtuel, construit, déconstruit, ..., Ses statuts sont innombrables et changeants, voire «mutants». Sa présence— omniprésence dirions-nous — dans la pensée et la pratique artistique à travers l'Histoire est indubitablement une constante. Nombreuses sont, en effet, les représentations qui interpellent le corps et les réflexions qui en font leur problématique centrale. L'intérêt pour cette «entité» demeure d'actualité et le sera davantage dans une postmodernité marquée par une mondialisation accrue, un développement technologique croissant et des mutations de tous bords. Aujourd'hui plus que jamais, le corps est le centre d'innombrables discours de tonalités différentes. Dans cette lancée et collant aux préoccupations de la communauté scientifique, l'unité de recherche sur les Pratiques artistiques modernes en Tunisie vient de publier «Corps et pratiques artistiques»*, un ouvrage bilingue sous la forme d'articles, qui a mobilisé une trentaine de chercheurs tunisiens et étrangers d'horizons divers qui se sont attelés à interroger, sous différents angles, la place du corps et de ses représentations dans des pratiques artistiques aussi différentes que variées...Voici quelques-unes des idées maîtresses présentées : L'Homme, maître de son corps : les surenchères... Le design corporel et du bricolage identitaire du corps sont abordés. Le corps est, désormais, une terre à reconquérir. Il se transforme en décor, des-corps et devient corpus. On ne se contente plus de l'enveloppe charnelle originelle. On la transforme, la modèle, la façonne, la reconstruit, pour donner une image de soi. De même, un intérêt est accordé aux questions d'hybridation biologique/artificiel, d'esthétique prothétique, d'expérience technésique, de colonisation du corps par la technologie par le biais d'implantation d'organes synthétiques, d'ajout d'extensions robotiques et de prothèses, d'intelligence artificielle, etc. Des perspectives futuribles qui visent à pousser les limites physiques et psychologiques du corps, à dépasser sa vulnérabilité, son obsolescence. Corps réel, corps virtuel... Le développement technologique et l'utilisation des outils numériques ont bouleversé la création artistique offrant des possibilités infinies, brouillant ainsi le statut du corps. Le statut du corps algorithmique et la place du corps de l'artiste dans le processus de création de l'œuvre ainsi que l'artifice du corps dans le cas des installations interactives sont questionnés. Le corps-chair est existence, consistance et conscience. Ensemble de lumière et de pixels, le corps virtuel est, par contre, un corps sans corps, il n'a pas de réalité tangible. Une remise en question de la pratique picturale est, par ailleurs, posée, face à l'émergence des images photonumériques et de synthèse, des films numériques interactifs et participatifs qui donnent un rendu différent pour chaque spectateur. Faut-il pour autant fermer les académies de dessin ? Corps dansant, corps vocal... À partir des tensions de la danse traditionnelle et de la danse contemporaine au Maghreb, le statut du corps dansant est mis en lumière. Entre système et processus, codification, ruptures et permanence, défragmentations, immersions de formes nouvelles, dépouillement et exagération, le corps, trace et lieu d'imagination, fait signe devant un spectateur confronté à un corps fait de souvenir et d'oubli. Par ailleurs, l'accent est mis sur le corps en tant qu'instrument de dissuasion politique, un moyen de résistance, de militantisme et de revendications à travers la réappropriation de l'espace public par un auto-langage corporel. Une nouvelle approche problématique est aussi explorée : le corps via le concept d'extension. La voix met le corps à nu, le corps se dévoile à travers une extériorisation par le chant et le cri. La voix se fait à la fois effet et matériau et marque un débordement de corps qui s'inscrit dans l'hybride. Il s'agit ici d'une esthétique de la plasticité auditive où l'état réflexif se construit avec l'œuvre. Corps orientaliste, corps post-orientaliste... Une nouvelle lecture de l'esthétique du « nu arabe » est, par ailleurs, ressortie : un corps oriental des mille et une nuits, interprété par une écriture épidermique. Ce nu n'est ni d'Orient ni d'Occident, seule la beauté du corps et du signe ressurgit rendant abstraite l'identité charnelle et la transformant en identité culturelle. Aussi, un phénomène assez intéressant est-il mis sous les projecteurs : depuis plusieurs années, des artistes contemporains travaillent à partir de l'imagerie orientaliste, prenant leurs références de l'orientalisme pictural et de la photographie orientaliste. Le phénomène est devenu tellement important qu'on parle de post-orientalisme et de contre-orientalisme ! Le Harem de nouveau ? Une esthétique nouvelle ou « un filon pour faire carrière ? La polémique est lancée... Corps tabou, corps mythique La question du tabou par rapport au corps est, également, soulevée. De même pour la notion de territoire privé, d'intimité ainsi que de leurs limites. La représentation « allégorique » de certains personnages mythiques est encore questionnée. La personne est alors un être sans corps, un ensemble de symboles et de valeurs éthiques. Le corps est mythe. Corps et architecture : le dialogue La relation entre le corps et l'architecture vernaculaire est mise en exergue. Le corps dialogue avec son environnement pour aboutir à une architecture sans architecte, fruit des réalités spatio-culturelles et du processus de mémorisation. A l'opposé, des approches de futurologues de l'architecture utilisant la technique de l'alloplastie commencent à voir le jour. Des constructions qui se modèlent suivant les mouvements et les déplacements de l'Homme ont-elles un avenir et seront-elles pour demain ? Corps-texte, texte du corps L'un des articles de cet ouvrage aborde la problématique à travers une démarche très singulière. Le texte est, en lui-même, une création, un corps construit de jeux de mots interpellant un champ lexical très riche relatif au corps. Il s'agit d'une construction par le corps, le langage...Le corps est autant, au vu du discours psychanalytique mettant en exergue le rôle de la sexualité et du désir. Plus loin, on s'intéresse à l'intercorporéité de l'œuvre. Les mots sont les organes physiques du livre, un livre présenté comme étant et n'étant pas un corps. Le corps de l'auteur ou le corps à l'œuvre et le corps du livre ou corps de l'œuvre sont enfin des notions qui ont été interrogées. Pour terminer, «Corps et pratiques artistiques» est incontestablement un ouvrage référence qui réunit des articles d'une grande qualité scientifique, autour d'un sujet toujours d'actualité. La problématique est complexe et compliquée, les notions changeantes, les questionnements nombreux et continus, mais les réponses ouvertes et toujours renouvelées... «Corps et pratiques artistiques», un livre à avoir dans sa bibliothèque ! *Corps et pratiques artistique : Actuellement disponible à l'Unité de recherche sur les Pratiques artistiques modernes en Tunisie (Maftouha) à l'Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis