Trois ans après, le dossier de ce premier assassinat politique, perpétré par des Tunisiens sur le sol tunisien, n'avance pas d'un iota. Le flou persiste et les procès se succèdent et se ressemblent, sans apporter le moindre éclaircissement sur l'affaire La commémoration d'un événement tragique est l'occasion de rappeler à la communauté nationale l'atrocité du forfait et la nécessité de faire prospérer la paix sociale. C'est le but de la célébration de l'anniversaire de l'assassinat de Chokri Belaïd. Mais, cet objectif est-il réellement atteint, trois années après ? La leçon est-elle retenue ? Et cette concorde est-elle réalisée ? Cette période relativement longue a-t-elle suffi à cicatriser cette plaie béante, à apaiser les esprits et à réconcilier les antagonistes ? Contre l'oubli Trois ans après, le dossier de ce premier assassinat politique, perpétré par des Tunisiens sur le sol tunisien, n'avance pas d'un iota. Le flou persiste et les procès se succèdent et se ressemblent, sans apporter le moindre éclaircissement sur l'affaire. Il est vrai que l'on connaît, à peu près, l'identité des exécutants, mais celle des commanditaires, les vrais assassins, est encore loin d'être élucidée. Là, plusieurs hypothèses sont avancées aussi bien par le comité de défense du martyr que par des spécialistes en matière d'assassinat politique. Cependant, ils sont tous unanimes sur le fait que ces parties sont à la fois internes et étrangères. Ce qui fait ériger cet acte terroriste en crime d'Etat, comme le soutiennent certains juristes dont, notamment, Jawhar Ben Mbarek. Pour revenir un peu aux circonstances historiques ayant entouré l'événement, rafraîchir un peu la mémoire et lutter contre l'amnésie et contre l'oubli, afin de châtier le crime et prévenir le risque de récidives criminelles, rappelons qu'un climat d'insécurité sociale, provoqué et encouragé par les autorités politiques de l'époque, à savoir la Troïka, dirigée par le mouvement Ennahdha, s'est installé dans le pays et rendait tout à fait prévisible un tel assassinat. En effet, à l'exception des partis au pouvoir, l'ensemble de la société politique et civile était, profondément, persuadée que ce crime était l'aboutissement logique du laisser-aller et du laisser-faire du gouvernement envers ces milices appelées, abusivement, «ligues de protection de la révolution» et les salafistes qui colonisaient l'espace public dont ils faisaient leur propre fief. Ce processus de la violence politique était amorcé par le lynchage et l'assassinat de Lotfi Nagadh, et intensifié par le silence, voire la complicité implicite, selon les militants de Nida Tounès, du gouvernement de l'époque qui n'a pas bronché. Pire ! Au lieu de condamner ces criminels, il a pris leur parti en accusant la victime d'avoir usé de la force, et l'accusateur devient ainsi accusé. Ce silence, c'est-à-dire l'impunité dont bénéficiaient ces criminels, a permis le développement de ce fléau qui est passé au stade final où le crime acquérait une signification positive, où la violence était légitimée. L'assassinat de Chokri Belaïd est intervenu dans une conjoncture où la scène politique connaissait une escalade de violence avec des attaques flagrantes et réitérées qui ont atteint leur apogée, le week-end précédant cette tragédie nationale, et qui étaient organisées contre les meetings populaires de campagne électorale des partis de l'opposition, dont celui des Patriotes démocrates au Kef, le parti de Chokri Belaïd. Donc, c'est ce qui doit arriver, quand on donne toute latitude à des groupes extrémistes, prêchant la haine et la violence, pour s'épanouir et se propager à travers l'ensemble du territoire national. Ces fondamentalistes, recrutés parmi les fanatiques religieux et la racaille urbaine, ont largement profité d'un terrain devenu propice à l'exercice de la violence et la propagation de la terreur. Et avec le temps, ils se sont bien rodés, d'autant plus qu'ils agissaient en toute impunité. D'ailleurs, Chokri Belaïd a vu venir le péril. C'est pourquoi il a appelé à la tenue d'un congrès national contre la violence, peu avant son assassinat. Cette initiative de sa part laissait pressentir le danger. Et pourtant, rien n'était fait par le gouvernement «trop indulgent» vis-à-vis des islamistes, pour le prévenir. D'où sa responsabilité aussi bien politique que morale que les camarades du martyr ne cessent de lui imputer. Cependant, c'est la responsabilité pénale qui leur importe, au premier chef, et qu'ils tiennent, absolument, à déterminer. Qui l'assume ? Promesse non honorée et suspicions renforcées C'est la grande question lancinante qui les intrigue au plus haut point et qui reste, jusqu'à ce jour, sans réponse. Certains, dont la veuve du martyr, Besma Khalfaoui, étaient bercés par un vent d'optimisme, la veille des élections présidentielles de 2014, où le candidat vainqueur, Béji Caïd Essebsi, leur a promis que, s'il était élu, il ferait de l'affaire de Belaïd une priorité et qu'il s'engagerait à la dépoussiérer et à y jeter toute la lumière. Mais, la promesse s'est avérée être juste une promesse électorale qui s'est évaporée au lendemain des résultats. Et depuis, l'ombre, entourant l'assassinat, s'est épaissie davantage, et les optimistes sont désabusés. Mohamed Jmour, le secrétaire général adjoint du Pupd et leader du FP, vient de déclarer que l'alliance du président de la République avec Ennahdha dément ses promesses. Autrement dit, le parti islamiste aurait intégré la coalition gouvernementale pour s'immuniser contre toute accusation et tout jugement. Quant au membre du comité de défense de Chokri Belaïd, Nizar Snoussi, il se montre encore plus explicite et plus incriminateur : il soutient que l'ex-ministre de la Justice, Mohamed Salah Ben Aïssa, aurait été limogé pour avoir demandé au juge d'instruction de donner suite aux requêtes formulées par la défense et d'adresser des accusations à tous les prévenus. Il soupçonne le ministère public d'être partial, pour s'être pourvu en cassation contre la décision de la chambre d'accusation qui a ordonné la poursuite de l'instruction du dossier, à travers la mise en accusation des personnes suspectes et la remise des résultats d'expertise. Ce qui renforce les suspicions, déjà existantes, c'est la «disparition» de la voiture ayant servi au transport des suspects, exécutants et planificateurs de cet attentat terroriste. Pour lui, la justice traite l'affaire de Belaïd comme une affaire de droit public pour la noyer. Voilà le contexte dans lequel intervient la commémoration du troisième anniversaire de l'assassinat du martyr de la liberté, Chokri Belaïd. Cela est-il de nature à honorer sa mémoire ? Ce n'est pas ce que pensent ses proches qui multiplient les actions juridiques et politiques et qui menacent d'internationaliser le dossier. Ils sont persuadés que s'il était traité juridiquement et non pas politiquement, il n'aurait pas traîné si longtemps. Cette manière de procéder, pour eux, cultive l'impunité qui ne peut que renforcer davantage le déficit de confiance entre le pouvoir et l'opposition et aussi entre gouvernants et gouvernés, d'une façon générale. D'ailleurs, c'est cette impunité qui a encouragé certains extrémistes religieux, dont des animateurs de télévision et des hommes politiques notoires, d'accuser indirectement d'impiété la ministre de la Femme, da la Famille et de l'Enfance, Samira Marai, et l'universitaire, Amel Grami, et de proférer des menaces, à peine maquillées, contre elles ? Il est définitivement établi, après cette longue expectative, que tant que cette affaire n'est pas élucidée, la Tunisie ne saura jamais lutter, efficacement, contre le terrorisme, ni ne connaîtra une vraie paix sociale. C'est l'intime conviction de plusieurs parties dont l'Ugtt qui estime que la découverte de la vérité est la seule garantie de la stabilité du pays. Espérons que le dossier de Chokri Belaïd ne connaîtra pas le même sort que celui de la «Fiat Siena» (volatilisée) et que le processus des assassinats, qu'ils soient politiques ou autres, sera enterré à jamais. C'est le grand hommage que l'on peut rendre au martyr de la patrie qui a toujours dénoncé et combattu, avec intransigeance, la violence. C'est à ces conditions qu'il pourra reposer en paix, et que les Tunisiens pourront tourner définitivement cette page noire de leur histoire et s'élancer vers la voie du salut, du labeur et de la prospérité.