Par Jamil SAYAH * Ben Guerdane le 3 mars et Ben Guerdane le 7 mars. Le rapport entre le lieu et ces deux dates est à souligner, non en raison du nombre des victimes, mais pour marquer l'ampleur de la signification provoquée par cette attaque terroriste. Ce lien n'est point artificiel, mais les événements ne sauraient être entendus en termes de répétition à des échelles différentes. Avec cette dernière attaque, la menace s'est approfondie, elle s'est même précisée. Cette fois, nous sommes en guerre. Ou plutôt nous sommes dans la guerre. Nous portons des coups, nous en recevons. Mais de quelle guerre s'agit-il ? Il n'est pas simple de la définir, car elle est faite de plusieurs signifiants accumulés avec les événements, et qui paraissent inextricables. Comment nommer nos ennemis et prendre la mesure de leurs objectifs ? Des radicaux, des fous, des enfants de l'islam politique ou des jeunes paumés embrigadés pour devenir des tueurs à sang- froid ? Qu'est-ce qui séduit et fascine donc tant certains jeunes dans cette idéologie abjecte du jihadisme ? Quelle est la part de la responsabilité de la Troïka et notamment d'Ennhada dans ce qui arrive aujourd'hui à notre pays ? Notre République peut-elle offrir un contre-modèle face à la machine « daechienne » qui menace de l'ébranler ? L'attaque de Ben Guerdane ou l'extension du territoire de la guerre Comment peut-on interpréter la récente attaque de Daech à Ben Guerdane ? Eu égard à la temporalité de l'opération et à la manière avec laquelle elle a été menée par ses auteurs, il est difficile de trancher. Est-ce le chant du cygne d'une organisation aux abois, pris en étau entre les forces loyalistes libyennes déployées sur place et les frappes aériennes, notamment américaines, qui semblent lui faire beaucoup de mal ? Ou au contraire, le signe d'une tentative de repositionnement stratégique du mouvement terroriste dans notre pays sous l'effet de sa dispersion contrainte et forcée ? Indéniablement, nos forces de sécurité ont marqué des points à Ben Guerdane où elles ont efficacement et rapidement fait échouer cette criminelle opération. Mais ont-elles, pour autant, gagné la guerre ? La réponse est malheureusement non. Cette opération spectaculaire que Daech a voulu porter sur notre territoire national n'a point vocation à réussir. Elle a vocation à envoyer un signal très clair à l'Etat tunisien et à la communauté internationale : l'organisation existe encore et demeure active. Et sa capacité de nuisance reste intacte. La symbolique de vouloir planter l'étendard noir, même un court instant, sur un bâtiment public participerait à cette guerre des signes. Car ce n'est point ici l'obligation du résultat qui a animé ces criminels, c'est bien plutôt le goût de la violence et le fantasme des « conquête » jihadistes. Si Daech a pu exercer une telle fascination sur une partie de notre jeunesse, c'est qu'il entend réaliser à sa manière l'idéal de la souveraineté des peuples musulmans. Il promet d'accomplir le rêve d'une société homogène absolument purifiée de toutes les pollutions impies. N'est-ce pas là le but politique le plus criminel qui puisse être. Cette entreprise abolit l'âme dans le corps et l'esprit dans la lettre, elle récuse l'histoire, le mouvement, l'événement, l'action pour sacrifier l'homme à une vision mortifère de la réalité. C'est ainsi que l'illusion de détenir une vérité infalsifiable peut conduire à l'horreur sans limites. Il faut donc prendre la mesure de ces signaux pour mieux contrer leurs auteurs. Sur le terrain, nos forces de sécurité affrontent une guerre nomade, polymorphe, car elles ont affaire à un terrorisme à la fois centripète et centrifuge. Le début de la fin de la guerre en Syrie a créé un appel d'air inédit. Plusieurs milliers de jihadistes daechiens ont afflué vers la Libye dont plus de 4 000 Tunisiens. Parallèlement à cette dynamique centripète, on voit se développer une dynamique centrifuge : la réactivation des cellules dormantes, un ennemi hybride et modulable qui cherche, par la guérilla, à semer le chaos d'une « fitna » sur le sol tunisien. Nous savons que d'autres attaques ou incursions se produiront, même si certaines seront déjouées. Nous devons nous y préparer collectivement pour sortir de la terreur et d'un besoin de sécurité que l'on ne pourra jamais satisfaire, pour retrouver le mouvement de la vie et de la pensée, pour avancer ensemble en défendant notre territoire, notre patrie et nos idéaux. D'où l'ardente obligation d'apporter l'aide et le soutien nécessaires par tous les moyens à ceux qui sont chargés de garantir et d'assurer l'intégrité de notre pays. Car devant un tel danger, la sécurité, notre sécurité cesse ici d'être l'œuvre exclusive des forces de sécurité pour devenir un bien commun. La population de Ben Guerdane, en se comportant de la sorte, a démontré qu'un citoyen responsable est un individu qui peut être à tout instant appelé à répondre de soi devant l'intérêt supérieur du pays. Chacun doit mettre sa personne sous la suprême direction de la volonté générale. Et cette attitude a ceci en commun avec la démocratie qu'elle apprend à l'individu à ne plus se faire centre, mais à se considérer comme le membre d'un Nous sacré. Refonder le pouvoir symbolique de la Patrie Nous voilà peut-être arrivés au cœur du problème des rapports entre patriotisme et trahison. Que peut-on espérer d'un individu qui prend les armes contre sa patrie ? En effet, la plus grande menace qui pèse alors sur notre pays est de voir ses propres enfants récupérés par un totalitarisme intégriste construit contre les valeurs qui régissent sa société. Aussi, pour contrer cette approche, il est urgent de remettre la Nation en récit. La tunisianité n'est pas née toute faite. Elle s'est en quelque sorte réinventée en permanence, pour élargir son assise. Aujourd'hui, elle paraît privée de souffle. Mais cette asphyxie est la résultante de l'affaiblissement de notre intelligence et de son sens politique. La société tunisienne est désespérément en quête d'une capacité d'action collective, qui, par-delà les contours d'une communauté affective des heures difficiles, suppose de retrouver la dynamique pluraliste du gouvernement représentatif et les assurances démocratiques d'un patriotisme réfléchi. Or le resserrement du discours politique en Tunisie autour d'une primauté partisane ou religieuse a nourri en retour une fragilité excessive, qui découle de la perte de l'ancrage de l'idéal républicain dont la matrice démocratique et libérale demeure fondamentalement la Nation. Jamais, depuis l'indépendance, le mécontentement n'a été aussi grand, la défiance aussi profonde. Et convient-il de préciser, jamais l'insatisfaction des Tunisiens ne s'est combinée à une telle absence d'énergie collective, ou une telle difficulté à faire émerger une aspiration commune, durable et tournée vers l'avenir. De fait, avec le cycle ouvert par les assassinats politiques et l'installation du terrorisme dans notre pays, les dernières illusions politiques issues de la révolution se sont évanouies. Elles ont laissé place à une figure déformée d'une révolte générale et sans lendemain. Pourtant, ce que met en évidence la gestion militaire et sécuritaire des événements de Ben Guerdane, ce que traduisent encore la résistance et les sacrifices des habitants de cette ville, c'est le besoin, pour une société démocratique, de s'éprouver à l'unisson, de percevoir de nouveau les contours de son existence politique, de ressentir, par-delà les séparations des vies individuelles, des conditions sociales et de solidarité partisane, par-delà la colère et les mots, la marque invariable de « l'accord instinctif et volontaire de demeurer unis » comme le disait Bourguiba. C'est ce sentiment de faire société commune et de vivre ensemble en bonne intelligence qui s'est dissipé, notamment sous la gouvernance de la Troïka. C'est pourquoi, il est urgent et nécessaire de reprendre possession du discours sur la Nation que l'islam politique a délaissé au profit d'une solidarité « ummiste : communauté des croyants». En effet, dans cette période de toutes les incertitudes, le civisme et la responsabilité peuvent devenir le mot d'ordre mobilisateur pour nous aider à refaire société. Il appartient à tous les Tunisiens et surtout à leur élite de rendre réaliste et crédible l'ambition collective et de soutenir l'ardeur des constructeurs et de combattre celle des destructeurs. L'Etat (avec ses contradictions, ses faiblesses et son impuissance) est déterminant pour favoriser le rassemblement des énergies. Les nations qui ont réussi à transcender leurs crises sont celles qui sont parvenues à mettre en synergie l'ensemble de leurs forces vives. Par une sorte d'imprégnation culturelle nouvelle, tout Tunisien doit donc savoir que si la recherche de son épanouissement individuel est légitime, il ne doit pas pour autant l'atteindre n'importe comment, mais en respectant l'intérêt général et surtout l'intérêt supérieur de la patrie. Il en est de même pour les partis politiques dont la responsabilité actuelle est de rendre possible l'instauration d'une démocratie véritable et sans retour. Il reste à trouver l'inspiration dans les profondeurs de notre patriotisme pour que chacun à son niveau tienne sa place sur le chantier de la Nation pour y apporter une contribution indispensable. A défaut, l'édifice s'écroulera sur lui-même soit par déficit de solidité, soit sous les coups répétés des ennemis de la Nation. En ce sens, l'estuaire de confluence qui réunit apaise et rend invincible doit être l'unité nationale que nous devons tous servir et garantir avec l'aide de l'Etat. Une telle vision peut paraître utopique. Qu'importe. Tout ce qui s'est fait de grand dans l'histoire de notre peuple, ne l'a-t-il pas été au nom d'espérances exagérées ! Alors « continuons le combat », comme nous le demandait Bourguiba, pour que vive la Tunisie. * Professeur de droit public, président de l'Observatoire tunisien de la sécurité globale