Sghaïer Ouled Ahmed Par Azza Filali Ce matin du 6 avril, un ciel gris et bas coiffait Tunis. Qui a dit que les villes ne pleurent pas comme pleurent les êtres? Dans quelques heures, on allait mettre en terre Sghaïer Ouled Ahmed. Mettre en terre une dépouille mortelle et périssable, mais «l'aigle noir» avait déjà pris son envol la veille, sans prévenir, quittant cette chambre d'hôpital, décidément trop triste, pour s'envoler plus haut que les nuages. De l'aigle, il avait ce regard profond, perçant qui semblait voir par-delà les êtres et les choses. Son regard mettait à nu les êtres et leurs allures si présentables. Il avait aussi une manière unique de se détourner, hautain, belliqueux. Tout cela ne convenait pas aux honnêtes gens, aux fonctionnaires de la poésie, à tous les scribouillards appliqués de l'existence. Un jour, lors d'une interview télévisée, un journaliste de bon aloi lui demanda pourquoi sa vie et son œuvre divergeaient autant : d'un poète de sa trempe, on attendait une vie retirée dans quelque bureau distingué, des poses semblables à celles du penseur de Rodin... Pour ce journaliste, seul l'habit faisait le moine et décidément l'habit de l'homme Ouled Ahmed manquait d'élégance. Depuis quand juge-t-on l'élégance à l'aune des apparences, à la comédie des apparences? Ouled Ahmed avait une élégance de l'âme à laquelle bien peu peuvent prétendre. Par sa vie, par ses incessantes rébellions contre tous les ordres établis, qu'ils soient politiques, sociaux ou de la simple vie quotidienne, cet homme est un exemple. Exemple dont le courage et la transgression font la beauté d'une vie. Et l'homme était d'une rare beauté. Ouled Ahmed a cultivé la rébellion contre les gouvernements successifs qu'a connus le pays. Ses poèmes furent interdits sous Bourguiba. Durant la période de Ben Ali, il dut s'exiler en France. Après la révolution, dont il fut le chantre incontesté, il fustigea la Troïka et reçut des menaces de la part des islamistes. Mais l'homme continuait son chemin, guidé par deux ferments inaliénables : sa passion pour le pays et son amour de la liberté. Ouled Ahmed a aimé le pays, et n'a cessé jusqu'au bout de le chanter dans ses poèmes, atteignant, à travers ses mots, des cimes de beauté et de concision. En ce sens, il est et restera à jamais l'homme d'une seule passion, celle de cette terre qui l'a vu naître, un jour d'avril 1955, au sein d'une famille pauvre de Sidi Bouzid. Son amour du pays était d'une telle exigence, d'une si grande force qu'il ne pouvait que s'opposer aux diverses contraintes subies par ses concitoyens. C'est ainsi qu'au péril de sa vie, Ouled Ahmed était un homme en état de révolte permanente. Révolte contre l'oppression politique, mais aussi révolte contre la bêtise ambiante, celle des critiques qui le mettaient à mal, celle de ses collègues poètes qui, pour se dédouaner de son talent difficilement égalable, l'avaient classé dans la rubrique des caractériels, coléreux et difficiles à vivre. C'est sans doute qu'il est difficile de vivre lorsqu'on applique ses principes dans sa vie de tous les jours, au lieu de les ranger dans un recoin de sa mémoire, comme le font la plupart de ceux qui sont si « commodes » à vivre et à fréquenter. Ouled Ahmed disait souvent qu'on ne parlait bien des poètes qu'après leur mort et il citait Abou El Kacem Chebbi. Il est vrai que depuis le 5 avril un déluge d'hommages lui est consacré. Sans doute n'aurait-il pas aimé cela, ou bien aurait-il trouvé quelque remarque d'une cinglante justesse à l'égard de tous ceux qui le récupéraient mort, après l'avoir fustigé vivant. Quoiqu'on dise, le fait est qu'aujourd'hui, les Tunisiens pleurent la perte d'un grand poète dont les mots demeureront à jamais inscrits dans les cœurs, hymne vibrant de beauté à cette Tunisie à laquelle Sghaïer Ouled Ahmed a consacré sa vie.