Mongi Boulares : « Essayer de détecter de l'argent sale injecté dans l'économie, c'est comme tenter de dissocier l'eau du lait » Lors d'une journée d'étude sur la lutte contre la corruption qui s'est tenue samedi à Tunis, le juge Mongi Boulares a présenté un exposé fort intéressant sur l'un des aspects les plus spectaculaires de la corruption : le blanchiment d'argent sale. Une opération parfois très simple dont le but ultime est de réintégrer dans le circuit économique de grosses sommes d'argent acquises de manière illégale. Une fois l'opération achevée, il est très difficile pour la justice de demander des comptes aux auteurs de ces forfaits. Le juge Boulares utilise d'ailleurs une formule très expressive. « Essayer de détecter de l'argent sale injecté dans l'économie, dit-il, c'est comme tenter de dissocier l'eau du lait ». Le blanchiment d'argent est un crime transnational dont l'impact est certain sur l'économie nationale. Un constat qui a poussé les Nations unies à faire signer par ses Etats membres un accord de lutte contre le blanchiment d'argent. La législation tunisienne, en vertu de la loi organique n°22/2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d'argent, définit ce dernier comme étant « tout acte intentionnel qui vise par tout moyen à la justification mensongère de l'origine illicite des biens meubles ou immeubles ou des revenus résultant directement ou indirectement de tout délit ou crime », tout comme « tout acte intentionnel ayant pour but le placement, dépôt, dissimulation, administration, intégration ou conservation du produit résultant directement ou indirectement » de crimes ou délits. Bien évidemment, il ne s'agit pas de n'importe quels délits ou crimes, c'est généralement le grand banditisme, des activités illicites telles que le commerce des drogues, la traite humaine, le trafic d'organes, la prostitution, la contrebande ainsi que toute autre entreprise mafieuse dont les « chefs » chercheraient à transformer les revenus en des revenus parfaitement légaux au regard de la loi en vigueur dans un pays. Pour qu'une opération soit considérée comme un blanchiment d'argent sale, il n'est pas nécessaire que le crime se soit déroulé sur le sol tunisien, puisqu'il existe un accord et un effort international pour lutter contre ce crime transnational. Les criminels ont inventé plusieurs entourloupes pour blanchir l'argent. Des entourloupes dont la liste est aussi longue que les crimes. Et chaque jour, les chefs du grand banditisme inventent de nouvelles méthodes. L'émission de fausses factures est l'une des méthodes classiques les plus utilisées dans le blanchiment d'argent. L'idée est simple, faire rentrer l'argent sale dans le circuit de l'économie réelle par l'établissement d'entreprises réelles de factures fictives sans existence d'une marchandise ou d'un service quelconque qui pourrait justifier la transaction. Autre méthode particulièrement prisée par les contrebandiers, c'est celle baptisée « schtroumphage ». Elle consiste à utiliser de « petites mains », qui sont chargées de déposer à la banque, pour le compte du criminel, de petites sommes qui n'éveillent pas les soupçons et ne déclenchent pas les mécanismes automatiques de contrôle. Une opération basée surtout sur la confiance entre les donneurs d'ordre et les exécutants. Dans certains cas, des employés de banque se trouvent impliqués dans ce type de crimes en acceptant (moyennant une commission) de grosses sommes d'argent sans les signaler. Acheter cash des villas, de grosses voitures, des bijoux, avec des sommes faramineuses empilées dans de gros cartons (pour leur compte ou le compte d'un membre de leurs familles), ce tour de passe-passe pour redevenir « clean » a fait la fortune de plusieurs personnes au lendemain de la révolution tunisienne. Des biens achetés avec de l'argent comptant, puis revendus quelque temps plus tard et voilà que l'argent du crime devient un argent justifié par une transaction. Exactement comme dans des films américains, les casinos sont un monde opaque où tout ou presque est possible. C'est une laverie fréquentée par de « gros bonnets » qui achètent des jetons d'une valeur qui dépasse de loin les montants qui seront réellement dépensés dans le jeu. Puis, comme si de rien n'était, remettent les jetons à la caisse du casino et reprennent leur argent désormais lavés. Pour rester dans le thème des jeux, certains criminels achètent les tickets des jeux de hasard aux heureux gagnants moyennant du cash (toujours du cash) et réclament ensuite « leurs » gains « légaux ». Loin d'être l'ultime méthode de blanchiment d'argent, le changement de valeur est également un grand classique. Ainsi, le détenteur d'argent sale achète cash des biens très chers tout en les dévaluant dans le contrat de vente (bien entendu, le vendeur reçoit la vraie valeur). Quelque temps après, le petit malin vend le ou les biens avec leurs valeurs réelles. Les chiffres présentés par le juge Boulares font froid dans le dos. Selon lui, se référant à des rapports le la Banque mondiale, 600 billions d'euros ont été blanchis en 1996. Dans ce type d'opération, des rapports démontrent aussi que plusieurs pays contribuent de manière active au blanchiment d'argent sale issu de la corruption et du crime organisé. Selon les chiffres avancés par les Nations unies, chaque année 350 billions d'euros d'argent sale environ sont injectés dans l'économie mondiale. Selon le juge, le montant réel de l'argent blanchi est difficilement estimable, nous n'en connaissons qu'une partie infime.