Le mois de Ramadan est à nos portes. Fête cosmique ou rites profanes, il est inauguré par la nouvelle lune et clôturé par l'Aid el Fitr. Un mois magique où la vie sociale se trouve métamorphosée et le changement d'habitudes culinaires et même vestimentaires est perceptible chez tous les Tunisiens. Ce mois n'est certainement pas un mois comme les autres. Le rythme de vie change et les besoins quotidiens avec. On revient aux coutumes et aux traditions d'antan. Les trente jours du mois Saint se caractérisent par le réveil des sens, certes, et un élan de solidarité entre les musulmans qui se sentent plus unis. Les plus aisés viennent en aide aux plus nécessiteux en leur offrant des repas à la rupture du jeûne. Les rancœurs et autres animosités restent pour un temps au placard et les familles se réunissent autour d'une même table pour partager le repas. Il faut bien admettre qu'entre hier et aujourd'hui, Ramadan n'est plus le même et les aînés, qui ont vécu d'autres ambiances ramadanesques soit au niveau des préparatifs ou au niveau de l'accomplissement du rite religieux, l'affirment. Les plus âgés se remémorent le passé avec nostalgie. Dès l'arrivée du mois de Chaâbane, les femmes s'activent pour procéder au grand nettoyage à grande eau de la maison fraîchement badigeonnée. La cuisine est le lieu le plus affectionné et auquel on accorde le plus grand soin. Les ustensiles en cuivre martelé sont envoyés chez l'étameur pour retrouver leur éclat. La vaisselle achetée spécialement pour le mois de Ramadan et les jours de l'Aid est dépaquetée et rangée à portée de main. L'occasion aussi de remplacer les pièces ébréchées et écaillées. Mutation des traditions Si aujourd'hui, certaines femmes continuent à préserver cette tradition, d'autres n'accordent plus une grande importance justifiant cela par le manque de temps et la disponibilité de tous les produits sur le marché. Outre la vaisselle, arrive le tour de la « oula » de Ramadan. Autrefois, les femmes préparaient tous les ingrédients qui peuvent manquer en ce mois ou dont les prix augmentent vertigineusement. Couscous, chorba frik, nwasser, hlalem, sorgho, bssissa, fruits secs et les épices en grain, triées et moulues. Tous ces ingrédients sont rangés dans des récipients appropriés dans « Bit el mouna ». Tout est fin prêt lorsqu'arrive « Leilet echak » (la nuit du doute). De nos jours, la plupart des ménages font leurs achats de Ramadan dans les grandes surfaces, les souks hebdomadaires ou les marchés. Ces derniers se caractérisent également par des activités saisonnières proposant un large éventail de produits dont la célèbre feuille de brick, les pois chiches trempés pour la « chorba » (soupe), les dattes très prisées au moment de la rupture du jeûne, le pain qui se décline en plusieurs variétés pour donner encore plus d'appétit aux jeûneurs et le faire saliver. L'engouement ancestral pour le bon pain est exacerbé par le jeûne. A l'approche de la rupture du jeûne, les consommateurs se précipitent dans les boulangeries et font la queue pour acheter toutes sortes de pain : aux olives, à l'huile, « mbassess », complet, rond, « tabouna », « libanais », bombé, etc. dont la moitié sera jetée, malheureusement, dans les poubelles. Par le passé, le pain était préparé à la maison, actuellement, on l'achète de la boulangerie. Les traditions culinaires connaissent aussi des mutations. Si certains plats sont encore en vogue comme le tajine, le hlalem, marqat haloua, mermez, nwasser et autres qui caracolent toujours en tête des menus tunisiens, il n'en demeure pas moins que des plats modernes trouvent leur place sur la table de Ramadan à cause de la richesse et de la diversité culinaire et des nouvelles habitudes alimentaires qui ont gagné plusieurs régions du pays. De l'abstinence à l'abondance La bombance et le gaspillage existaient depuis la nuit des temps. Chez les riches et les notables du pays, Ramadan était le mois de l'exubérance. Dans un article, Jamila Binous, historienne et urbaniste spécialiste de la médina de Tunis, raconte qu'un certain Jacques de la Farge, venu de France en mai 1893 assister à l'inauguration du port de Tunis, a été invité par un notable tunisois, Sidi Béchir Ben Béchir, pour la rupture du jeûne. Il a transcrit le menu composé de : chorba, banadhej, couscous, poulet aux champignons, marqet zitoun, veau aux courgettes, langue de veau en sauce, méchoui, salade, tourta et titma (Plats de douceurs). On comprend mieux l'attachement du Tunisien à une table bien garnie pour son « Iftar ». Les aînés se rappellent qu'ils ouvraient leur porte aux nécessiteux à l'heure de l'Iftar pour partager le repas. Aujourd'hui, les déshérités se retrouvent dans des restos du cœur, organisés par des associations caritatives ou carrément par la commune pour prendre un repas chaud mais sans la chaleur familiale de jadis. Après la rupture du jeûne, les veillées ramadanesques ont lieu soit à la maison, soit dehors. Jadis, certains allaient dans les mosquées assister au « Traouih », une pratique qui continue d'attirer un grand nombre de pratiquants. D'autres s'assemblaient dans un café pour fumer une chicha et jouer aux cartes. Il y avait les « cafichantas » (café-chantant) à l'instar de la salle « Fath » (du nom de la chanteuse Fathia Khairi), « Kortoba » (Cordoue), « El Ons » etc. qui ont vu défiler un grand nombre de chanteurs et chanteuses de Ismail Hattab à Fatma Boussaha en passant par les célèbres vedettes de la chanson tunisienne des années 30/60 dont Oulaya, Naâma, Ridha Kalaï et d'autres ainsi que les danseuses Zohra Lambouba et Zina et Aziza et drainaient des mélomanes et des fêtards. Soirées nostalgiques à la médina Parmi les spectacles d'antan, il y avait le « Karakouz », cercles de troubadours, et le « Fdaoui », supplantés par la suite par le Festival de la Médina. La radio offrait aussi des feuilletons tels que « Haj Klouf », ou la série « Chanab » avant l'arrivée de la télévision. Les soirées sont souvent accompagnées de douceurs traditionnelles comme « la Zlabia et les Mkhareq » de Béja ou encore de « Samsa » ou de « Bouzza » que les femmes préparaient à la maison. Les Tunisiens ont préservé certaines traditions culinaires qu'ils dégustent autour d'un poste de télévision qui diffuse feuilletons et sitcoms produits spécialement pour le mois de Ramadan. Dans le passé, l'aspect marquant et prédominant des veillées ramadanesques est l'omniprésence des veillées nocturnes au foyer où les femmes et jeunes filles se retrouvaient souvent autour d'un ouvrage manuel, le fameux « gourgaf » qui sert à faire de la broderie ou le crochet. Un divertissement typiquement citadin qui permettait aux jeunes filles de confectionner leur trousseau. D'autres familles plus aisées organisaient de véritables fêtes avec musique, chant et danse. Ramadan, c'est aussi l'occasion de la circoncision des petits garçons notamment le 27 du mois. Des prétextes pour de joyeuses retrouvailles entre parents et amis. Pour d'autres femmes, les soirées pouvaient se passer au « Hammam » (Bain maure) qui ouvre ses portes juste après la rupture du jeûne pour accueillir les clientes. Aujourd'hui, les nostalgiques réinvestissent la médina durant le mois de Ramadan. Outre les cafés, et les salles de spectacles, les habitants de la médina, hommes et femmes, sortent tables et chaises devant chez eux et organisent de mini-concerts et servent thé à la menthe et pâtisserie tunisienne. Ainsi, la rue Ben Arous à la médina de Tunis est devenue célèbre pour ce genre d'animation. Les soirées se terminent à l'heure du « Shour » avant la prière d'El Fejr annoncée non par « Boutbila » comme autrefois, qui réveillait les jeûneurs avec les battements mesurés du tambour, mais, modernité oblige, par la sonnerie d'un simple réveil. Bon Ramadan.