En réaction contre l'instabilité politique, la détérioration des conditions économiques, le manque de communication, le déficit sécuritaire, la crise des valeurs et toutes les aspirations déçues, on assiste à une évolution des comportements criminels... Point de vue d'un spécialiste. La société tunisienne vit au rythme d'une vague criminelle inédite. Chaque jour, on apprend, bouche bée, la survenue d'un crime atroce dont les détails suscitent l'angoisse et traduisent l'aggravation d'un malaise social et l'incapacité de maîtriser ses pulsions. La criminalité est-elle devenue un phénomène de société ? Quelles en sont les causes directes et indirectes ? Et quelles solutions permettraient d'y faire face ? Pour comprendre ce phénomène, il convient d'examiner le contexte national sur le plan tant social que politique, lequel d'ailleurs joue au détriment d'une certaine stabilité pourtant requise, car élémentaire au bien-être des citoyens. M. Abdelsattar Sahbani, sociologue et président de l'Observatoire social tunisien (OST), analyse le contexte politique pour mieux cerner ses répercussions sur la société. Selon lui, la société tunisienne passe par une phase transitoire, laquelle est systématiquement caractérisée par un dysfonctionnement social et accompagnée de violence. «La Tunisie répond aux normes standards dans la mesure où, sur le plan quantitatif, la violence — quoique évolutive — n'a pas encore excédé les normes. Sur le plan qualitatif, il n'y a pas une évolution notable. Cela dit, la Tunisie a su tout de même gérer la violence politique malgré le blocage des structures de socialisation, le dysfonctionnement notable altérant l'appareil de l'Etat ainsi que la crise profonde touchant la famille et le système éducatif», estime-t-il. Parallèlement au brouhaha qui absorbe la société politique et qui la distrait des problématiques sociales, la société civile, elle, peine à intervenir d'une manière performante, et ce, faute de moyens. La criminalité : un phénomène social ! Se heurtant à la sourde oreille, souffrant d'un lot de problèmes majeurs, relatifs à sa qualité de la vie, à ses valeurs et à sa dignité, la société s'achemine, progressivement, vers la violence qualitative. M. Sahbani précise que la violence quantitative tend à mettre en cause un système, celle qualitative sert d'autres stratégies d'actions, dont le crime. «D'ailleurs, nous nous penchons, au sein de l'OST, sur le suivi des mouvements de violence. La réalité est significative : les crimes organisés sont partout. Ils touchent tous les milieux sociaux, toutes les classes sociales, tous les âges sans exception. Les régions rurales ne tarderont pas, à l'approche de l'Aïd el Idha, à connaître des montées de violence en raison du déficit sécuritaire dans ces zones», explique notre sociologue. Du moment que le crime s'avère être généralisé, le spécialiste de la psychologie sociale confirme l'impression : il s'agit bien d'un phénomène social, alimenté par l'absence totale des structures à même de le maîtriser. Des aspirations avortées nait l'agressivité animale Un phénomène qui se nourrit, en outre, de maintes frustrations et contradictions. La société tunisienne est entrée de plain-pied dans la société-monde. Le recours immodéré aux réseaux sociaux et le développement ahurissant des médias de masse enfoncent le clou d'une société livrée au mal-être, tiraillée entre la tentation et la privation. Selon M. Sahbani, la classe moyenne se trouve de plus en plus délestée de ses privilèges. «L'identification de la classe moyenne passe nécessairement par la détermination de son degré de consommation. Or, ce degré a chuté d'un cran, d'où les réactions violentes», renchérit-il. A cette inconfortable situation socio-économique s'ajoutent le flou politique et le manque de sécurité. Certes, la Tunisie en phase transitoire a su développer la sécurité sur le front politique. Cela dit, sur le plan sociétal, il n'en est rien. «Le citoyen se sent démuni, vivant sous la protection d'un Etat sans notoriété», souligne le sociologue. Et d'ajouter que le problème réside dans ce fameux décalage entre les aspirations hypertrophiques des Tunisiens, d'une part, et les faibles moyens légaux et légitimes qui ne permettent pas d'atteindre lesdites aspirations, d'autre part. Les Tunisiens sont, de surcroît, en proie à une crise de valeurs et de mérite. Ils sont convaincus, non sans amertume, que les valeurs sociales ne sont plus en mesure de répondre aux aspirations. A ce mal-être socioéconomique correspondent un modèle social et un panier de solutions désuets ou trop conservateurs pour être appréciés par la nouvelle société. «La classe sociale ne se rend toujours pas à l'évidence des vrais problèmes et continue d'imposer des solutions inappropriées au contexte actuel et ne répondant aucunement aux attentes de la société», indique le sociologue. Théâtraliser le crime : un moyen d'appeler à l'aide Face à tant de contradictions, de frustrations et de renversement des valeurs, le Tunisien réagit violemment, voire agressivement. «Il convient de faire la distinction entre violence et agressivité : la première étant humaine, la deuxième est animale. La criminalité puise dans l'agressivité, dans le côté animal de l'humain», souligne le sociologue. Il ajoute : «Et pour exprimer sa souffrance, sa grogne et appeler à l'aide d'une manière la plus agressive, le Tunisien recourt à la criminalité la plus agressive. Pis encore : si, avant, le criminel prenait soin de cacher son crime, il choisit désormais de le montrer, de le théâtraliser même», fait-il remarquer. Manifestement, ni la société politique ni la société civile ne maîtrisent cette agressivité. D'après le sociologue, c'est plutôt la société qui la gère avec ses moyens du bord. «Or, le social est en train de s'épuiser», avertit-il. Place à un ministère des loisirs Finalement, pour remédier à cette évolution alarmante, le sociologue avance plusieurs recommandations ayant trait à la stabilité politique, à la sécurité, mais aussi au bien-être social. La création d'un gouvernement de sauvetage national s'impose et en urgence. La société politique et celle civile doivent prendre au sérieux les problèmes de la société, lesquels sont prioritaires et non secondaires. D'un autre côté, le rôle des médias devrait faire l'objet d'une révision salvatrice. Le sociologue appelle les médias de masse à délaisser le sensationnel et l'évènementiel pour traiter des problèmes de fond. «Il faut reposer le problème et aider la société», souligne-t-il. Le sociologue appelle aussi à une profonde réforme des institutions scolaires, universitaires... «Il est grand temps d'instaurer un ministère des loisirs ; une institution nationale qui sera chargée de garantir le droit des enfants défavorisés à l'épanouissement, au rêve. Le principe actif est clair : permettre aux enfants et aux jeunes de rêver, et faire renaître l'espoir auprès des adultes. Pour les modalités, on peut toujours s'entendre», conclut-il.