On ne le sait qu'assez : l'Europe est une communauté de destin. On n'a cessé de le répéter au cours des dernières décennies. Et le propre du destin c'est, en plus de la matérialisation d'une réalité concrète, de forts sentiments et un indéfectible attachement à y souscrire vaille que vaille. Il faut bien le reconnaître : les progrès accomplis sur la voie de l'édification européenne sont admirables. Ils s'inscrivent en faux contre une longue tradition séculaire, voire millénaire, de guerres ouvertes, de frictions armées et d'hostilités nationales dûment assumées dans le Vieux continent. Cela va des guerres dites de Trente ans, de Cent ans ou en Dentelles jusqu'aux deux guerres mondiales du XXe siècle qui, au début du moins, furent des guerres euro-européennes. Les exemples de la France, de l'Allemagne ou de la Grande-Bretagne, isolées ou combinées, abondent dans ce sens. Pour maints peuples du monde, l'Europe a balisé une voie. Surtout lorsqu'il s'agit de peuples qui, à l'instar des Arabes, sont fractionnés en des dizaines de constellations politiques et étatiques pas forcément harmonieuses. Or, ces derniers temps, de sérieuses lézardes semblent menacer l'édifice intégrationniste européen. La crise aidant, rien de mieux que de se réfugier sous la chapelle nationale, voire nationaliste, semble-t-il. Ainsi a-t-on appris en début de semaine qu'une majorité d'Allemands veut que la Grèce soit, le cas échéant, expulsée de la zone euro. Bien pis, plus de deux tiers des Allemands sont contre l'octroi de milliards d'euros de prêts à Athènes. Une sérieuse enquête Emnid, dont Bild am Sonntag a fait état, l'a révélé au grand public. Chassez les peurs naturelles, elles reviennent au galop. On ne saurait en vouloir aux peuples d'appréhender de sérieuses craintes. Saignés à blanc par la crise, leur confiance en ceux qui les gouvernent dramatiquement ébranlée, ils emboîtent le pas à ceux qui sont supposés donner l'exemple. C'est ainsi que bien que la Commission européenne ait donné son aval au plan présenté par Athènes pour réduire son déficit budgétaire, les investisseurs y rechignent. Ils disent redouter raisonnablement de voir la Grèce sombrer tout droit dans la faillite. Les dirigeants de l'Union européenne en sont dès lors réduits à cultiver le flou artistique sur les modalités pratiques d'une aide à Athènes formulée d'ailleurs du bout des lèvres. A bien y voir, deux considérations tangibles sous-tendent cet attentisme non déguisé. D'un côté, on voit mal comment on pourrait expliquer à un Allemand chômeur qu'il devra consentir des sacrifices au profit d'un Grec, sous certains aspects mieux loti que lui. Michael Fuchs, un des chefs de file au Parlement de l'Union chrétienne-démocrate (CDU) d'Angela Merkel l'a si bien résumé dans le journal Welt am Sonntag : "Si nous commençons maintenant, où allons-nous nous arrêter ? Comment expliquer aux Allemands au chômage que leurs indemnités ne seront pas augmentées d'un centime mais que les Grecs peuvent partir à la retraite à 63 ans ?". Il faut savoir entre-temps qu'au cours de son premier mandat, Angela Merkel a relevé l'âge de la retraite de 65 à 67 ans afin de contenir les déficits publics dans les limites exigées par l'Union européenne. "La résolution de ce problème ne passe pas par une aide à la Grèce. Il s'agit surtout de préserver les contribuables allemands des éventuelles conséquences des difficultés d'Athènes", renchérit Otto Fricke, expert budgétaire du FDP, parti libéral de la coalition au pouvoir. D'un autre côté, on craint un désastreux effet boule de neige. Car, sur le banc des prétendants au sauvetage européen, il n'y a guère que la Grèce. Le Portugal, l'Irlande et même l'Espagne se profilent en stand-by pour ainsi dire. Ces pays attestent eux aussi d'un essoufflement économique et d'une asphyxie sociale qui menacent de tourner sous peu à l'irréversible crise désastreuse. Auquel cas, l'Europe entière sera tirée vers le bas, à la lisière des abysses du naufrage présumé de ces économies en peine. On comprend dès lors pourquoi nombre de décideurs européens campent volontiers la posture du chacun pour soi et Dieu pour tous. Mais surtout pas les poches des investisseurs ou des contribuables intra-européens. Des instances extra-européennes pourraient bien être sollicitées, tel le FMI. Mais, le cas échéant, les Européens savent qu'il y aura un lourd prix à consentir. Un prix synonyme de l'irrémédiable hypothèque d'une certaine image de l'Europe et surtout, d'un certain statut de l'Euro. De sorte que plus jamais les choses ne seront comme avant… Ici plus qu'ailleurs, la crise oppose la raison et les sentiments européens. Comme dans tout bon dilemme cornélien qui se respecte.