Il est une spécificité bien tunisienne : les démocrates post-révolution n'acceptent pas le verdict des urnes quand ils perdent la partie. Qu'ils appartiennent au paysage politique ou au monde associatif, ils se comportent en mauvais perdants, lynchant à longueur de journée ceux qui ont commis le crime... de gagner S'il est un phénomène qui a accompagné la révolution de la liberté et de la dignité depuis ses premières semaines et qui pousse à la réflexion, dans la mesure où il prend de plus en plus de l'ampleur, c'est bien celui de voir nos élites politiques et nos activistes de la société civile refuser le verdict des urnes et dénoncer les résultats des élections quand ils leur accordent une fin de non-recevoir et choisissent d'autres candidats. Les Tunisiens et les Tunisiennes se rappellent encore la malheureuse déclaration de Mohamed Hamedi, le secrétaire général de l'Alliance démocratique, quand son parti a perdu les élections législatives du 26 octobre 2014 : «Les Tunisiens ont fait le mauvais choix en propulsant Nida Tounès au statut de première formation politique du pays et ils regretteront leur choix». Quant à Hachemi Hamedi, le président de Tayyar Al Mahabba, il nous gratifie quotidiennement, à partir de Londres où il professe ses idées lumineuses, d'une déclaration ou d'une petite phrase où il nous rappelle que «la Tunisie ne mérite pas qu'elle soit gérée par un homme politique de mon envergure, de mon intégrité et de mon expérience. Et la raison est toute simple : ils sont trompés par la classe politique actuelle et ils sont sous la coupe des barons de la corruption qui ont réussi à revenir sur la scène politique nationale. Je plains les Tunisiens qui rejettent systématiquement mes initiatives parce qu'ils ne parviennent pas à en saisir la portée. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de suspendre mes activités politiques et de me consacrer exclusivement à ma télévision, à mes livres et à mes enfants». Et les exemples de Mohamed Hamedi et Hachemi Hamedi d'essaimer, un peu partout, plus particulièrement dans l'opposition qui a essuyé un échec historique le 26 octobre 2014. Mohamed Bannour, l'ancien porte-parole d'Ettakatol, vient d'adhérer au cercle des politiciens mécontents et déçus de la vie politique nationale post-révolution. Il démissionne de son poste de membre du bureau politique d'Ettakatol et déclare: «J'ai attendu durant deux ans que Mustapha Ben Jaâfar, le président de notre parti, tire les conclusions de notre défaite et décide de s'en aller. Malheureusement, il s'accroche toujours à son poste alors qu'Ettakatol n'existe plus. Je n'ai plus à appartenir à un parti qui a disparu de la circulation. Toutefois, je demeure dans la vie politique en tant qu'observateur qui suit régulièrement ce qui se passe dans le pays». Les analystes politiques estiment, de leur côté, «qu'il est normal qu'il y ait des désistements, des démissions ou des déceptions parmi les membres de l'élite politique qui a émergé à la faveur de la révolution». «Il est aussi attendu, ajoutent-ils, que l'échiquier politique national et le paysage civil (associations et organisations professionnelles) connaissent une recomposition qui pourrait être radicale dans les mois, voire les semaines à venir, à la lumière de la crise qui oppose le gouvernement Youssef Chahed à l'Ugtt, même si Hassine Abassi déploie toute son énergie pour s'assurer une sortie historique de la Place Mohamed-Ali et aussi à la lumière de l'implosion de Nida Tounès où Faouzi Elloumi et Moncef Sellami jouent maintenant au vu et au su de tout le monde la carte sfaxienne pour sauver ce qui reste du parti». Les mauvais perdants Et si les politiciens, en particulier les opposants, nous ont habitués à leurs frondes répétées et à leurs petites phrases assassines qui montrent, comme vient de le dire le président Caïd Essebsi, «qu'ils n'ont pas compris que la Tunisie a bien changé et qu'ils se comportent en opposants aux régimes de Bourguiba et Ben Ali», il est significatif de relever que les magistrats ayant perdu l'élection au Conseil supérieur de la magistrature se sont joints au club des mauvais perdants en dénonçant les résultats auxquels ont abouti ces élections et en criant que leurs collègues qui ont biffé leurs noms ont été manipulés et ont obéi aux ordres de Noureddine B'hiri, ministre de la Justice à l'époque du premier gouvernement de la Troïka. Kalthoum Kennou, qui a essuyé une nouvelle défaite (après son échec lors de l'élection présidentielle), fustige l'élection du juge Khaled Abbès, qu'elle accuse «d'être le responsable du complot ayant ciblé le bureau directeur de l'Association des magistrats tunisiens en 2005 en appliquant les ordres de Béchir Tekkari, ministre de la Justice à l'époque». Ahmed Rahmouni, le président de l'Observatoire tunisien pour l'indépendance de la magistrature, assure de son côté que l'élection des membres du Conseil supérieur de la magistrature s'est déroulée dans une atmosphère suffocante, ce qui laisse planer beaucoup de doute sur les résultats. L'ATM s'est aussi invitée à la messe et a publié, dans le même ordre d'idées, le 29 octobre dernier une déclaration signée par sa présidente, la magistrate Raoudha Karafi. On y lit notamment : «Le bureau exécutif de l'association exprime sa profonde préoccupation de voir Khaled Abbès, l'instigateur du complot de 2005, siéger au sein du Conseil supérieur de la magistrature». Le bureau exécutif ajoute : «L'acceptation par l'AMT des résultats des élections ne peut en aucun cas être considérée comme un aval pour le blanchiment des anciens symboles qui se sont compromis avec le régime de la dictature et leur retour ne peut, sous aucune forme, les innocenter des graves violations qu'ils ont commises». Et Raoudha Karafi conclut en appelant «les magistrats à se mobiliser en prévision des prochaines étapes de l'action militante de l'association». Hier, Raoudha Karafi a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il a été décidé que le conseil national de l'ATM se réunira demain, samedi 5 novembre, en vue «de définir le plan d'action de l'association pour l'année prochaine». Au fronton de ce programme, la redéfinition du statut des magistrats sur la base des dispositions de la nouvelle Constitution après la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature. Et comme la mode de ces derniers jours est à la critique du projet de budget de l'Etat 2017 et de la loi de finances pour la même année, le secrétaire général de l'AMT, Hamdi M'rad, a glissé la petite phrase suivante : «Les premiers indices ne sont pas rassurants dans la mesure où le projet de budget de l'Etat ne peut pas améliorer les conditions de travail au sein des tribunaux». Demain, les magistrats (de l'Association) nous diront peut être comment Youssef Chahed pourrait récupérer les milliards de dinars manquants à son budget que les évadés fiscaux refusent de payer à la Trésorerie générale, et ce, en attendant que le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) mobilise ses troupes et propose à Youssef Chahed sa stratégie visant à renflouer les caisses vides de l'Etat.