Parce qu'il s'agit de questions stratégiques graves qui touchent à la défense nationale, les élus tunisiens, par leur discipline, semblent rappeler le sens de la retenue observée par les politiques et même les journalistes des pays pourtant très démocratiques La séance plénière promise lundi par le président de l'Assemblée autour de l'assassinat de Mohamed Zouari, perpétré jeudi 15 décembre, s'est tenue hier au Bardo. Moins des deux tiers des travées de couleur vert olive étaient occupées par les élus. C'est loin d'être la foule des grands jours. Prudent dès le départ, Mohamed Ennaceur a tenu à placer dans son cadre réglementaire la convocation de cette plénière, sollicitée par quatre blocs parlementaires, sans les citer. Avec Hédi Majdoub, ministre de l'Intérieur, à qui ont été adressées la plupart des questions, Khemais Jhinaoui, ministre des Affaires étrangères, a été interpellé sur l'éventualité de porter l'affaire devant les instances internationales. A travers un propos mesuré, le président a exhorté le gouvernement à faire toute la lumière sur « ce crime abominable d'un citoyen tunisien tué dans son pays, devant chez lui ». Appelant à poursuivre « les criminels où qu'ils soient », Mohamed Ennaceur a tôt fait d'attribuer le caractère terroriste au meurtre de l'ingénieur, « un acte qui nous rappelle les assassinats politiques programmés ». Ramenant le martyr à sa prime jeunesse, le président a rappelé que c'était un enfant du pays qui a pu bénéficier du système éducatif républicain, pour devenir un brillant ingénieur. Il a considéré que les circonstances du crime ouvrent la voie à plusieurs possibilités, « y compris celle de la planification et la mise en œuvre par des services étrangers ». Le sens du devoir La crise déclenchée par l'homicide, la forte implication de l'opinion publique, la tentation de la récupération politique, autant d'éléments qui auguraient d'un bras de fer musclé entre les blocs parlementaires. Rien de tel. Hier l'Assemblée, une fois n'est pas coutume, a fait preuve d'un sens aigu du devoir en jouant la carte de l'unité. La tonalité ambiante appelait au rassemblement, hormis quelques interventions dont le ton excessif est à attribuer davantage à la nature même de l'élu ou à son positionnement de frondeur permanent, plutôt qu'à une prise de position politique élaborée. Parce qu'il s'agit de questions stratégiques graves qui touchent à la défense nationale, les élus de la nation, par leur discipline, semblent rappeler le sens de la retenue observée par les politiques et même les journalistes des pays pourtant très démocratiques. Ceux-là se mettent à adopter le discours officiel, dès qu'il s'agit de sûreté nationale ou de dossiers touchant à l'ordre international. Rappelons-nous la Syrie. D'un seul coup, les frontières politiques s'effacent, et l'on s'aligne promptement sur une seule et même position, celle de l'Etat. Hier, Le Bardo a connu quelque chose de similaire, en tentant de réunir un front contre un ennemi. Lequel des ennemis ? Plusieurs représentants du peuple ont vu dans cet assassinat la signature du Mossad. Sentiment de colère Cet ennemi paraît fort et en tout cas organisé. Le meurtre de Zouari commis à Sfax a requis six mois de préparation, d'après les premières informations recueillies. Plusieurs mois consacrés à la préparation logistique, avec des entrées de personnes étrangères sur le sol national et des locations de maisons et de voitures. Ultime pied de nez aux autorités, le reportage fait par un «journaliste» de nationalité allemande devant le ministère de l'Intérieur, commente le député Taoufik Jemli. Lequel, moqueur, rappelle que sous l'ancien régime, il suffisait qu'un étranger mette les pieds dans un quartier, pour que la police débarque cinq minutes après. Les services nationaux n'ont rien vu venir. C'est la boule restée en travers de la gorge des parlementaires. Le cœur des interventions touchait à ce point précis de l'affaire. On s'est posé des questions sur l'efficacité de la police, sur l'intégrité de ses agents, leur neutralité politique. La question grave du noyautage des services de renseignements et par extension du ministère de l'Intérieur revenait souvent. La facilité avec laquelle les tueurs ont pu tromper la vigilance de ces services et porter atteinte à la souveraineté nationale révoltait les députés. Ils ont étalé leur colère mais également, et sans détour, leur sentiment d'humiliation. Malgré cela, une volonté générale perceptible tentait de ne pas accabler l'institution sécuritaire. De prime abord, Abdellatif Mekki a rappelé les exécutions en règle des scientifiques iraniens. En moins de deux ans, entre 2010 et 2012, pas moins de quatre physiciens nucléaires ont été tués, « malgré la garde rapprochée dont ils bénéficiaient et la performance reconnue des service iraniens ». Qui était-il ? Des voix posées comme celle de Ahmed Khaskhoussi ont appelé à l'union sacrée. Dans une brève intervention, l'élu a décrit ce qui lui semble être une division politique, voire, plus grave, du pays, «tout comme dans cette assemblée, certains d'entre nous ont des affinités pour l'Iran, d'autres pour la Turquie, et d'autres pour d'autres pays, unissons-nous», a-t-il revendiqué. Honorer la mémoire du martyr n'a pas source de divergences. Malgré son appartenance islamiste fortement marquée, Mbarka Ouania, députée du Front populaire, l'a affublé du statut de martyr au même titre que Brahmi, son défunt mari, et Belaïd. Point clivant, tout de même, évoqué par Sahbi Ben Fredj, qui se demandait sur la cause de l'omerta qui entoure le martyr, comment se fait-il qu'un Tunisien, s'est-il interrogé, qui se soit autant déplacé dans les zones de conflits, en 1991, au Soudan, ensuite l'Irak, la Syrie, rentré au pays en 2011, proche, dit-on des mouvances salafistes, n'ait pas fait l'objet de contrôle par les services nationaux ? « Je ne me pose plus de questions sur son compte, a-t-il nuancé, mais sur les autres, il y en a d'autres dans son cas ?», a-t-il lâché. A cet effet, une grande question s'est posée directement ou en filigrane dans les interventions parlementaires, Zouari a-t-il bénéficié de paravent politique pour s'adonner impunément à ses «activités» sans être inquiété ? Auquel cas, cela expliquerait les nombreux limogeages qui ont touché ces derniers jours les autorités locales de Sfax. «Pourquoi personne ne le connaît, pourquoi les services semblaient tout ignorer de lui» ? Ce dont on est sûr, en revanche, c'est qu'il était un dirigeant au sein de l'organisation palestinienne islamiste Hamas. Comment expliquer ce titre de commandant qui lui est attribué, et la question qui se pose, à titre posthume ou de son vivant: pourquoi avoir organisé une cérémonie des obsèques à Gaza ? Des faisceaux d'indices prouvent que le défunt entretenait des relations étroites avec le Hamas. Pour tout dire et pour faire la part des choses, le Hamas n'est pas la cause palestinienne. Le Hamas représente un microsome des régimes arabes sous leur jour le plus hideux, du fait de l'hégémonie de ses dirigeants. Le Hamas contrôle Gaza sans partage et refuse de se soumettre à l'exercice des urnes depuis juin 2007. Malgré la solidarité sans faille des Tunisiens avec les Palestiniens, il est des réalités qu'il convient d'admettre.