Par Hatem KOTRANE * 1. Le bureau exécutif de l'Association des magistrats tunisiens (AMT) a appelé les juges judiciaires, administratifs et financiers à reporter l'examen des affaires judiciaires, y compris les affaires de réconciliation, et ce, durant les journées du 28 et 29 décembre 2016 dans tous les tribunaux de la République. Le but, est-il précisé dans un communiqué publié dans la presse, «...est de poursuivre la lutte contre les dérapages constitutionnels et juridiques qui entravent le processus d'installation du Conseil supérieur de la magistrature...». Un tel appel « au report de l'examen des affaires judiciaires » est en fait, quoique l'ATM ait cherché à le dissimuler, un appel à la grève pire et simple des magistrats, plus exactement un appel à une « grève perlée » qui consiste à exécuter le travail au ralenti ou dans des conditions volontairement différentes des conditions normales. 2. Notre propos n'est pas de discuter des revendications à la base de cette action, des griefs reprochés au gouvernement et du différend qui oppose l'ATM au Syndicat de la magistrature tenant à la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature. Cette grève vient, par contre, rappeler aux Tunisiens une autre difficulté constitutionnelle, introduite par la Constitution du 27 janvier 2014, venant s'ajouter à nombre de « peaux de banane constitutionnelles », comme celle résultant de l'article 25 qui suscite depuis quelques jours des débats passionnés et des avis contradictoires sur la portée de l'interdiction « de déchoir de sa nationalité tunisienne tout citoyen, de l'exiler, de l'extrader ou de l'empêcher de retourner dans son pays ». 3. La grève des magistrats soulève une réelle difficulté, celle résultant de l'article 36 de la Constitution, élevant le droit de grève au rang d'un droit constitutionnel absolu. En effet, aux termes dudit article 36, « Le droit syndical est garanti, y compris le droit de grève ...». La seule restriction apportée à ce droit est qu'il ne s'applique pas à l'Armée nationale ni aux forces de sécurité intérieure et aux douanes. Aucune autre restriction n'est apportée expressément à ce droit. 4. Ces dispositions, convient-il de le mentionner, vont au-delà de toutes les garanties apportées en droit comparé. Il n'est pas d'usage qu'une constitution consacre une conception aussi absolutiste du droit de grève, ainsi élevé par la Constitution tunisienne au rang d'un droit quasiment inviolable et sacré, bénéficiant d'une vénération quasi-religieuse ! Même les instruments internationaux de référence, auxquels il est si souvent fait référence, de façon erronée, ne confèrent pas au droit de grève autant de latitude ! - Ainsi en est-il du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui reconnaît expressément, à l'article 8, le droit syndical, y compris le droit de grève en apportant la précision suivante « ...d) Le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays...» ; - Ainsi en est-il, également, et bien avant l'adoption du Pacte international précité, de la Convention (n° 87) de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948) qui ne fait aucune mention expresse du droit de grève. Elle affirme, en revanche, le droit des organisations de travailleurs et d'employeurs : «...de promouvoir et de défendre les intérêts des travailleurs ou des employeurs» (art. 10), «...d'organiser leur gestion et leur activité et de formuler leur programme d'action» (art. 3.1). 5. Sur la base de ces dispositions, les organes du système de contrôle de l'OIT, à savoir le Comité de la liberté syndicale (depuis 1952) et la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations (depuis 1959), ont élaboré un ensemble de principes et une vaste jurisprudence (au sens large) qui précisent les contours et la portée du droit de grève, y compris les catégories de travailleurs ou de fonctionnaires susceptibles d'en être privées par la loi. 6. S'agissant précisément du secteur public et de la fonction publique, il a été admis que peuvent être éventuellement privés du droit de grève «les fonctionnaires qui exercent des fonctions d'autorité au nom de l'Etat». L'Etat pourra ainsi restreindre le droit de grève des fonctionnaires des ministères ou des départements comparables ou celui des fonctionnaires du pouvoir judiciaire, voire leur interdire la grève, sans qu'il en aille de même pour le personnel des entreprises publiques, par exemple. 7. Nous mesurons, dans ces conditions, à quels points la Constitution tunisienne est allée au-delà de tous les instruments internationaux de référence. Certes, l'article 49 prend le soin de prévoir, relativement aux différents droits et libertés énoncés et garantis dans le Chapitre II de la Constitution (articles 21 à 49), que la loi peut y apporter des restrictions. Mais il est tout de suite précisé que ces restrictions ne sauraient porter atteinte à leur essence et qu'elles « ne peuvent être décidées qu'en cas de nécessité exigée par un Etat civil et démocratique et dans l'objectif de protéger les droits d'autrui, la sécurité publique, la défense nationale, la santé publique ou la morale publique, en respectant le principe de la proportionnalité des restrictions à l'objectif recherché ...». 8. Les restrictions pouvant ainsi être apportées par la loi ne nous paraissent pas, en tout cas, de nature à être étendues à des fonctionnaires non expressément visés par l'article 36, précité! Seule la restriction concernant les services essentiels pourrait, à la limite, satisfaire aux exigences entourant les restrictions aux droits et libertés, telles que définies par l'article 49 de la Constitution, précité, dès lors que l'interruption du travail, dans le service essentiel, « ...mettrait en danger la vie, la sécurité ou la santé des personnes dans l'ensemble ou dans une partie de la population » (Art. 381 ter du Code du travail). 9. Nous sommes certainement là au cœur de la difficulté ! Ainsi donc, les magistrats peuvent déclencher des grèves alors qu'ils exercent l'autorité au nom de l'Etat, font partie d'un « Pouvoir judiciaire » reconnu par le chapitre V de la Constitution qui dispose, en particulier, que « le magistrat est indépendant. Il n'est soumis dans l'exercice de ses fonctions qu'à la loi » (Article 5 ) et que « le magistrat bénéficie de l'immunité judiciaire et ne peut être poursuivi ou arrêté tant que cette immunité n'a pas été levée » (Article 6 )! 10. Comment en est-on arrivé là alors que partout ailleurs, dans les Etats autrement plus enracinés dans les traditions démocratiques, l'on considère que la grève peut être encadrée, de manière à opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève constitue une modalité et la sauvegarde de l'intérêt général auquel elle peut être de nature à porter atteinte ? Ainsi en France, par exemple, les magistrats sont clairement exclus de l'exercice du droit de grève depuis la loi du 22 décembre 1958 dont l'article 10 interdit «...toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions». 11. Comment, plus précisément, l'Association tunisienne des magistrats en est-elle arrivée là, au mépris du « droit de réserve », corollaire inséparable de l'indépendance des juges à l'égard du pouvoir exécutif, appelant les juges à s'exprimer avec mesure, à ne pas tenir des propos à l'emporte-pièce et à ne pas formuler des critiques de nature à compromettre la confiance que leurs fonctions doivent inspirer aux justiciables ? Comment, au surplus, le bureau exécutif de l'ATM en est-il arrivé à appeler les juges tunisiens à organiser des rassemblements de protestation, en robe, devant les cours d'appel pour les juges cantonaux et devant le Palais de la justice, pour les juges des tribunaux du Grand Tunis, du Tribunal administratif et de la Cour des comptes, et ce, au mépris des « obligations de délicatesse, loyauté et dignité » auxquelles les magistrats sont normalement tenus et qui sont résumées dans le serment prononcé au moment de la prise de leurs fonctions et dont tout manquement constitue une faute disciplinaire ? 12. Comment résoudre toutes ces difficultés qui risquent d'ébranler la confiance des citoyens dans l'un des piliers de l'Etat démocratique fondé sur les libertés dans le respect de la loi et des institutions ? Deux options se présentent : - Le gouvernement laisse filer : les juges tels des « dieux et des héros » auront gagné. On peut d'ailleurs dire qu'ils ont déjà gagné, car il est bien peu imaginable que, vu le rapport de force, le retard dans la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature, des suites soient données à ce mouvement de grève ou que des poursuites disciplinaires puissent même être engagées ; - La deuxième option serait de réviser l'article 36 et d'étendre l'interdiction du recours à la grève à tous ceux qui exercent l'autorité au nom de l'Etat. L'option est pour l'heure rendue difficile par l'article 49 de la Constitution selon lequel « aucun amendement ne peut porter atteinte aux droits de l'Homme et aux libertés garanties par la présente Constitution». 13. Il faudra bien pourtant s'y résoudre si l'Etat dans son ensemble veut garder une partie importante de sa substance ! C'est l'usage abusif des droits et libertés reconnus par la Constitution du 27 janvier 2014 qui peut justifier la révision indispensable de ce droit constitutionnel qu'est le droit de grève, de façon à garantir que son exercice ne soit pas rendu illicite par l'action de ceux-là mêmes qui sont appelés à faire respecter la loi ! Autrement, d'autres « dieux et héros » pourraient un jour figurer sur la liste des grévistes, dès lors qu'ils ne font pas partie des citoyens expressément exceptés de l'exercice de ce droit par l'article 36 de la Constitution : à savoir les personnels pénitentiaires, les agents de la protection civile, voire les gouverneurs, les délégués, et pourquoi pas les députés de l'Assemblée des représentants du Peuple et les ministres eux-mêmes et le président du gouvernement à leur tête. Seul le président de la République, « chef de l'Etat et symbole de son unité » (Article 72 de la Constitution) et « chef suprême des forces armées » (Article 77 de la Constitution) continuera alors à garder les structures d'un Etat dont plus rien n'aura plus tenu ! * (Professeur à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis)