150 objets racontent au musée national du Bardo un paysage commun aux trois religions du livre. L'événement, fruit d'un partenariat entre l'Institut national du patrimoine et le Mucem de Marseille, se poursuit jusqu'au 12 février. A ne pas rater Il y a presque deux ans, le musée national du Bardo subissait, le 18 mars 2015, une attaque terroriste, qui entraînait un lourd bilan : 22 morts, dont une majorité de touristes étrangers. L'attaque s'inscrivait en plein dans cette radicalité religieuse fondamentaliste, qui remplit depuis près de trente ans les bruits du monde de larmes et de drames. Exposer dans ce lieu, qui vibre et se souvient encore de l'assaut d'hier, côte à côte, dans un esprit de confluence, des identités religieuses de la Méditerranée, parfois meurtrières, ébranle probablement un tabou, celui-là qui clive et sépare. Dionigi Albera est anthropologue, chercheur au Cnrs. Il est également l'un des trois commissaires de «Lieux saints partagés» et le véritable initiateur du projet de recherche sur les interférences entre les trois monothéismes. Dionigi Albera explique lors d'une visite guidée à l'exposition, organisée mardi dernier en compagnie de plusieurs chercheurs de l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc): «L'idée de l'exposition est née à Tunis, il y a vingt ans. Lors d'une discussion entre chercheurs tunisiens et français, on a abordé l'histoire de Sidi Mehrez, reconnu saint patron de tous les Tunisois, y compris des juifs. L'idée a fait son chemin. Après une phase de travail universitaire, lecture de textes et enquêtes de terrain, puis le développement d'une filière de recherche internationale, l'inauguration de l'exposition à Marseille a eu lieu en août 2015. Voilà que l'événement arrive en Tunisie. La boucle est aujourd'hui bouclée». Des phénomènes de porosité, de similitude, de superposition L'exposition, qui s'est ouverte au Bardo le 19 novembre dernier, nous vient du Mucem, le Musée national des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, à Marseille. Elle présente plus d'une vingtaine de lieux saints partagés. Du Maghreb au Proche-Orient et de Lampedusa à Istanbul en passant par la ville de Marseille. Son parcours a été mis en place, avec la complicité du chercheur à l'Institut national du patrimoine, Nejib Ben Lazreg, au Petit palais du Bardo (construit en 1831), dans les luxueux appartements privés de la fille de Hussein Bey II. Il est jalonné par 150 pièces de collections archéologiques historiques et ethnographiques, des photos, des vidéos et des œuvres d'art. Les objets proviennent de plusieurs musées tunisiens, dont ceux du Bardo, de Carthage, de Sbeïtla, de Raqqada, de Djerba, de Sfax, mais également du Musée d'art et d'histoire du judaïsme de Paris, le Diocèse d'Agrigente et la Paroisse de Lampedusa en Italie. A Tunis, l'événement «Lieux saints partagés» réinterprète selon des pièces puisées en majorité dans les collections locales le thème original de l'exposition du Mucem. A savoir les diverses passerelles qui unissent les trois religions monothéistes. L'exposition montre qu'au-delà de la dimension idéologique et dogmatique, les religions ne constituent pas des blocs étanches, antagoniques, conflictuels, destinés à s'affronter. Voilà ce qui fait dire à Manoel Pénicaud, autre commissaire et également chercheur au Cnrs : «Dans le religieux vécu autour de la Méditerranée, on remarque des phénomènes de porosité, de similitude, de superposition, d'imitation et d'influence aussi bien que de confrontation et d'incompréhension». Et si les gens partagent outre des figures, des épisodes et des lieux, toute une série de désirs, d'attentes et de demandes — se marier, enfanter, guérir, prospérer —, comme le fait remarquer Manoel Pénicaud, c'est bien parce qu'à l'origine, depuis le Moyen Age notamment, ils coexistent dans un même espace géographique : autour de la mer intérieure. Dans une étroite proximité sociologique et culturelle. Des pratiques communes persistent malgré le départ des juifs et des communautés européennes des territoires arabes dans les années 50. A Djerba, par exemple, la synagogue de la Ghriba est aussi sacrée pour les juifs que pour les musulmans. Malgré le conflit israélo-palestinien, la Grotte d'Elie au mont Carmel près de Haïfa connaît toujours une fréquentation commune entre juifs et chrétiens de Palestine, comme le restitue l'exposition. Une cohabitation parfois traversée de zones de conflits Les symboles conjugués selon des grammaires, qui se croisent souvent, sont multiples autour de la mer intérieure. L'exposition, dans un langage pédagogique, esthétique et visuel compréhensible pour le grand public, revient sur des axes clés permettant de saisir les confluences entre les identités religieuses. Elle démarre dans le Petit Palais par les thèmes de la lumière, des écritures, des prophètes, des signes et symboles. Puis se poursuit dans la salle de Sousse avec les pratiques dévotionnelles des croyants monothéistes dans des sanctuaires partagés en Méditerranée. Des photos et des vidéos montrent des exemples de cette cohabitation, parfois traversées par des champs de guerre, comme le Tombeau de Rachel près de Bethléem ou le Tombeau de David à Jérusalem, que montrent bien les images récentes prises par l'anthropologue Manoel Pénicaud. Car, note Dionigi Albera : «La politique a kidnappé le religieux pour cause de mobiles nationalistes». Le thème de la lumière est interprété du point de vue muséographique à travers une hannouka juive. Le nombre de ses lampes renvoie à des faits politicoculturels importants dans la mythologie juive. A côté, dans la même salle, une lampe chrétienne à trois becs rappelle la prééminence de la trinité dans la Bible. Elle fait face à la magnifique lanterne d'Al Muezz de Kairouan, pièce maîtresse de l'art islamique. «Son nombre infini de trous déverse un faisceau de lumière tamisée, évoquant dans son abstraction et son style épuré la constellation céleste, favorisant la quiétude et la méditation», décrit le commissaire tunisien Nejib Ben Lazreg. Marie, Meriem, évoquée 34 fois par le Coran Toujours dans le Petit Palais, une salle est consacrée à Jésus. Ce thème est illustré par deux pièces, un carreau chrétien de l'époque byzantine, très influencé par l'art naïf d'origine berbère. Et un feuillet du célèbre et rarissime Coran bleu, évoquant la figure de Jésus (Issa en arabe). Cette pièce d'une grande valeur est écrite en lettres d'argent, elle évoque la couleur azur du ciel d'où descend la parole divine. Marie, au statut unique en terre d'Islam, citée 34 fois par le Coran contre 19 fois par le Nouveau Testament, ressuscite la déesse mère des phéniciens. Dans une œuvre contemporaine, l'artiste Abdallah Akar décline à sa façon, en usant de calligraphie, la vénération, chez les musulmans, de sayda Meriem (Marie la sainte). Parlant de la présence de ce symbole de la maternité, qu'est Marie, depuis l'antiquité, Nejib Ben Lazreg souligne : «Elle transcende le temps et le cadre monothéiste et invite à plus de relativisme dans la perception des choses, montrant que les cultures monothéistes ont une dimension anthropologique ancestrale et universelles...». Justement, l'exposition «Lieux saints partagés», raconte à quel point les religions monothéistes ont brassé sur leur passage toutes les influences culturelles qui ont traversé la Méditerranée. Une exposition comme un périple à travers les diverses contrées de la mer intérieure. Un voyage dans le temps et l'espace, qui déjoue allégrement les frontières et bouscule les préjugés.