Le grand challenge consiste à prémunir la centrale syndicale contre toute tentative d'inféodation de la part du pouvoir politique Aujourd'hui n'est pas un jour comme un autre dans les annales de la première centrale syndicale du pays. Il est exceptionnel à tous points de vue. Ce grand rendez-vous pose plusieurs enjeux de taille dont dépendra l'issue de son 23e congrès qui a la particularité de se tenir en plein processus de transition démocratique, ce qui veut dire que l'heure est au bilan. Le comportement général du bureau sortant, tout au long de cette période déterminante de l'histoire du pays, sera au centre des débats, il fera l'objet d'une évaluation minutieuse de la part des congressistes. Et il est évident que les débats seront houleux comme le laisse prévoir la présence de deux listes rivales constituées de candidats qui sont à couteaux tirés bien avant le démarrage du congrès. Le bal des mécontents est mené aussi bien par le leader de la liste des réfractaires, Kacem Afaya, que par son colistier, Lassâad Yacoubi. L'un et l'autre tirent à boulets rouges sur les membres de l'ex-bureau exécutif, les accusant de plusieurs dépassements, notamment du laisser-aller à l'endroit des syndicalistes coupables, incriminés d'avoir pris part à l'attaque contre le siège central de l'Ugtt le 4 décembre 2012. D'ailleurs, un bon nombre de syndicalistes et d'observateurs estiment que l'annulation de la grève générale décrétée par la commission administrative nationale, en réaction à cette violence inédite, a largement participé à renforcer cette impunité qui s'est installée à grande échelle dans le pays et qui était à l'origine des violences de toutes sortes dont les manifestations les plus atroces et les plus abominables étaient les assassinats politiques. Ils soupçonnent certaines connivences entre l'ancienne direction de l'Ugtt et le mouvement Ennahdha qui était, d'une manière ou d'une autre, derrière ces actes de violence et qui envisage de prendre celle-ci de l'intérieur après avoir échoué de s'en emparer de l'extérieur par le biais de ses milices dites « ligues de protection de la révolution ». Crainte d'une mainmise gouvernementale Au-delà de ces critiques virulentes qui s'adressent principalement au responsable du règlement intérieur, Noureddine Tabboubi, pour avoir omis de remplir ses fonctions comme il se devait, certains syndicalistes ne sont pas satisfaits de la manière de négocier les dossiers sociaux par l'équipe sortante dirigée par Hassine Abassi. Ils considèrent que le rapprochement entre la centrale syndicale et l'Utica était un peu trop exagéré et qu'il a pris des proportions qui dépassent le cadre du Dialogue national, que ce moment de concorde avec l'organisation patronale s'est trop allongé et qu'il était sorti de son cadre initial. Pour eux, cette entente entre les deux parties a dépassé l'enceinte politique pour embrasser le volet social, ce qui veut dire que la centrale syndicale a démissionné de sa tâche primordiale et qu'elle s'est inscrite dans une sorte de « paix sociale » non déclarée aux dépens de ses protégés. L'apaisement social qui était de rigueur ne devrait pas, selon eux, toucher aux fondamentaux, à savoir les revendications sociales relatives aux augmentations de salaires et aux conditions de travail. Ces mécontents reprochaient à la direction de l'Ugtt d'avoir délaissé son rôle social pendant des mois où elle se plaçait sur un terrain exclusivement politique, et où les salariés ont souffert à cause de la hausse vertigineuse des prix, tout en soulignant qu'il ne fallait pas remédier à la situation au moyen d'accords fallacieux, de sentiments et d'émotions. Néanmoins, ce qui alerte le plus ces détracteurs, c'est la collaboration trop étroite entre le bureau exécutif sortant et le gouvernement, dans laquelle ils voient une mainmise gouvernementale sur la centrale syndicale. Et l'acceptation de l'Ugtt de la proposition du gouvernement concernant la question du gel des salaires dans la fonction publique, après l'avoir longtemps rejeté, est interprétée par eux comme étant une concession effectuée dans ce sens. La grève générale avortée il y a quelques mois, et qui est venue s'ajouter à la grève politique annulée de 2012, renforce ces suspicions. Des suspicions confortées encore davantage par les rumeurs selon lesquelles Hassine Abassi serait placé à la tête du Conseil national du dialogue social qui devrait être mis en place juste après le congrès de l'Ugtt, et qui viendrait ainsi renforcer l'effectif de l'équipe syndicale qui comprend déjà Mohamed Trabelsi et Abid Briki, et qui constitue le pivot social du gouvernement. Cette nomination serait une sorte de récompense pour services rendus. Donc, le grand challenge consiste à sauvegarder l'indépendance et le militantisme de l'Ugtt, et la prémunir contre toute tentative d'inféodation de la part du pouvoir politique. C'est le gage de l'équilibre des pouvoirs, c'est-à-dire de la démocratie. L'ombre de « l'épuration » du 26 janvier 1978, qui s'est poursuivie jusqu'à la fin du règne de Abdessalem Jrad, plane sur le congrès. Le vote sanction ou le vote contestataire des congressistes mécontents devrait péser lourd sur la balance et déterminer le résultat final.