Quand la Constitution du 27 janvier 2014 a été adoptée, on a convenu que la politique quittera à jamais les écoles et les mosquées. Moins de trois ans après, l'Instance de lutte contre la corruption mène sa guerre au sein des lycées et, avec le concours des lycéens et l'Isie, signe une convention de partenariat avec le ministère de l'Education pour inculquer à nos enfants «la culture électorale» Ceux qui disent que la politique doit quitter l'école et que nos écoliers doivent être tenus à l'écart de la politique ont encore beaucoup de travail à faire pour que les acteurs du paysage politique et civil national post-révolution comprennent, une fois pour toutes, que les élections municipales, régionales et même locales et aussi la lutte contre la corruption et le dévoilement des corrompus ne sont pas l'affaire des enfants qui ont 14, 15, 16 ou 17 ans mais bien celle des citoyens majeurs initiés à la politique, à ses secrets et à ses alliances et contre-alliances. Et nos politiciens et acteurs de la société civile d'être convaincus qu'ils n'ont pas le droit d'organiser leurs activités «de conscientisation, de sensibilisation ou de mise à nu des corrompus ou des réseaux de la contrebande et du terrorisme» au sein des établissements éducatifs qui doivent garder, à tout prix, leur statut de temples du savoir. Deux événements qui se sont produits au cours de la semaine qui vient de s'écouler alertent sérieusement sur le retour progressif de la politique au sein de nos établissements éducatifs comme au bon vieux temps, aux époques Bourguiba et Ben Ali, quand les lycées abritaient, au vu et au su de tout le monde, les activités de la jeunesse destourienne puis constitutionnelle démocrate, quand le PSD (Parti socialiste destourien) a changé d'appellation et est devenu le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD dissous après la révolution). On se rappelle encore que ces activités se déroulaient les vendredis et samedis après-midi sous la supervision des membres du Comité central et parfois du Bureau politique du PSD puis du RCD. Et ceux qui ont aujourd'hui 50 ans ou plus doivent se souvenir au début des années 70 du siècle dernier de «l'école de formation des cadres du parti» qui dispensait ses cours dans les lycées secondaires. D'abord, un communiqué portant l'en-tête de la Ligue tunisienne de citoyenneté présidée par Me Chaouki Tabib et aussi l'en-tête de l'Instance nationale de lutte contre la corruption présidée aussi par Me Chaouki Tabib. Le communiqué annonce l'organisation, hier, au collège secondaire Tahar Haddad à Kalaâ Kébira, d'une manifestation à double objectif : la création d'un club de citoyenneté au sein du collège et l'organistion d'une campagne de sensibilisation à l'intention des élèves sous le slogan «Ou c'est la Tunisie, ou c'est la corruption, nous on a choisi la Tunisie». Le programme de la manifestation, qui devait démarrer à 8h00, pour se poursuivre jusqu'à 15h00, comprend notamment «des ateliers techniques dans le cadre du club de citoyenneté pour répandre la culture de la citoyenneté et la lutte contre la corruption», «la distribution par les élèves de prospectus relatifs à la lutte contre la corruption» et enfin «le couronnement des participants». L'enfant ne peut pas être un alerteur Le décor étant planté comme le détaille le communiqué commun de la Ligue tunisienne de citoyenneté et de l'Instance nationale de lutte contre la corruption, on se demande l'opportunité ou plus précisément le caractère légal de l'organisation de cette manifestation quand on sait qu'elle est destinée aux élèves du collège secondaire Tahar-Haddad à Kalaâ Kébira, donc visant des enfants âgés de 13, 14 et 15 ans (7e, 8e et 9e années de l'enseignement de base) et va se dérouler au sein même du collège sous la direction et la supervision des responsables de la Ligue et de l'Instance. Le politologue et enseignant universitaire spécialisé en droit public, Abdelmajid Abdelli, n'y va pas par quatre chemins pour trancher: «Le code de protection de l'enfant interdit de telles pratiques et insiste sur l'intérêt majeur de l'enfant (al maslaha al fodhla» et cet intérêt est qu'il reçoive un enseignement harmonieux au sein de son école et non une formation politique pour en faire un alerteur sur les affaires de corruption. Et puis un enfant qui suit encore sa scolarité dans le cycle de l'enseignement de base a-t-il la capacité nécessaire pour saisir de tels sujets ? Le ministre de l'Education est dans l'obligation d'interdire de telles manifestations au sein de l'école qui doit préserver sa neutralité et cette neutralité est bien ce qui distingue l'école tunisienne depuis l'indépendance et qui est derrière sa réussite à former des générations et des générations de cadres qui savent faire la part des choses et qui savent qu'on fait de la politique au sein des partis et que les associations de la société civile comme la Ligue tunisienne de citoyenneté ou des instances comme celle de la lutte contre la corruption disposent de sièges où organiser leurs manifestations et doivent choisir leur clientèle parmi les citoyens majeurs et non parmi les élèves qui sont, en fin d'analyse, des innocents qui n'ont aucun rapport avec des affaires comme la corruption ou l'alerte sur les corrompus et les réseaux qui les soutiennent». Il conclut : «Non à l'ouverture des écoles pour accueillir les manifestations à caractère politique même si elles sont organisées par des associations de la société civile. Quand on ouvre l'école à de telles manifestations, on sera obligé aussi d'ouvrir les mosquées à ceux qui veulent conscientiser les fidèles sur la corruption et le terrorisme». L'Isie dans les lycées Deuxième événement à retenir l'attention des observateurs : la signature le 6 février d'une convention de partenariat entre le ministère de l'Education et l'Instance supérieure indépendante des élections (Isie). Comportant 9 articles, entrant en exécution dès sa signature par Néji Jalloul, ministre de l'Education, et Chafik Sarsar, président de l'Isie (ce qui est déjà fait depuis le 6 février) et devant s'étaler sur quatre ans, la convention détaille ce que le ministère et l'Isie vont faire ensemble pour que les jeunes lycéens acquièrent la culture électorale qu'il faut et pour que «les jeunes de 17 ans et plus soient sensibilisés afin qu'ils s'inscrivent sur les listes électorales et votent lors des rendez-vous électoraux» comme le stipule l'article 2 de la convention. Et quand on lit les différentes dispositions de la convention, on découvre qu'elle a pour objectif principal de mettre en œuvre «un programme de conscientisation et de culture électorale» visant les élèves des lycées secondaires, ceux qui ont 17 ans ou plus. Et ce programme, comme le détaille l'article 2 de la convention, prévoit «l'introduction de la conscientisation électorale dans les programmes officiels de l'enseignement à tous les niveaux et parmi les activités culturelles au sein des établissements éducatifs». Donc, au cas où l'article 2 de la convention serait appliqué, on apprendra à nos enfants comment élire, quand ils atteindront l'âge électoral, leurs représentants à l'Assemblée des représentants du peuple, aux municipalités, aux conseils régionaux et aux conseils locaux. Qui assurera cette mission ? La convention ne précise pas si ce sont les spécialistes de l'Isie qui le feront ou les enseignants du secondaire et on ne sait pas également si on a consulté les initiateurs de la réforme éducative avant de décider, selon l'article 2, d'introduire «la conscientisation électorale parmi les programmes et les activités culturelles qui se tiendront au sein des établissements éducatifs. La seule donnée que nous fournit la convention dans ce contexte est bien la suivante : les activités culturelles où on parlera des élections, de l'inscription sur les listes électorales, de la participation aux campagnes électorales et aux élections en tant qu'observateurs d'un parti quelconque ou en tant que superviseur d'une association quelconque se dérouleront au sein des établissements éducatifs. Et on n'a pas besoin d'être un grand stratège pour comprendre que ces activités se tiendront sous la conduite de l'Isie et de ses spécialistes, ce qui revient à dire que nos lycées secondaires seront ouverts pendant quatre ans (la durée de validité de la convention de partenariat) à l'Isie et à ses experts qui peuvent être soutenus dans leur œuvre par les institutions internationales œuvrant dans le domaine électoral et pédagogique. L'article 6 de la convention dispose, en effet, ce qui suit : «Les deux parties signataires de la convention peuvent solliciter l'aide des institutions internationales actives dans le domaine électoral en vue de l'élaboration du programme d'activités et de son exécution». Ainsi, des organisations comme I Watch, le Centre Carter et Human Rights Watch, etc. pourront participer aussi bien à l'élaboration du programme de conscientisation qu'aux séances d'apprentissage destinés à nos lycéens. Quant au financement de ce programme d'activités, l'article 5 de la convention nous apprend que les coûts financiers sont à supporter par chacune des deux parties signataires de la convention (le ministère de l'Education et l'Isie) au cas où ils seraient avalisés par les autorités compétentes relevant du ministère et de l'Instance.