Il était venu, il y a juste deux ans, en Tunisie pour présenter son best-seller «Meursault, contre-enquête», Goncourt du premier roman 2015. Kamel Daoud, qui rencontre aujourd'hui le public à la Foire du livre, a connu, depuis, une notoriété grandissante, à coups de retentissantes polémiques et d'éblouissantes tribunes publiées dans le Quotidien d'Oran, le New York Times, la Repubblica et sur les pages du Point. Il nous revient avec un livre de chroniques intitulé «Je rêve d'être tunisien» (Cérès Editions, 2017), sorti en parallèle avec une collection plus grande de ses chroniques écrites entre 1996 et 2016, «Mes indépendances» (Actes Sud 2017). Parce que l'interviewer revient à échanger à la fois avec un journaliste, un romancier, un intellectuel, un philosophe, un penseur des lumières, un anthologue de nos maux et un génie des mots, l'exercice se révèle à chaque fois un réel plaisir. Vous exprimez dans vos chroniques une admiration sans faille à l'égard de la révolution et de la transition tunisiennes. Pourquoi la Tunisie vous fait-elle autant rêver ? Parce que la Tunisie est le pays déclencheur du plus grand bouleversement qu'on ait connu depuis les décolonisations dans notre région. Parce que c'est un pays qui échappe à deux damnations du monde dit arabe, à savoir une armée forte et une rente pétrolière qui paralyse l'économie, l'entreprise et la liberté d'une manière plus générale. Parce que ce pays, inversement à sa petite géographie, est l'espace d'enjeux idéologiques énormes dans le monde «arabe» et plus largement dans le monde. Comment survivre après une dictature ? Comment faire face aux islamistes ? Comment trouver un consensus qui va au-delà d'une rupture introduite par les soulèvements ? La Tunisie est un pays de tentatives, d'essai et de quête. Voilà ce qui me fascine et provoque mon affection, moi, le Maghrébin convaincu, pour ce pays à échelle humaine, qu'on peut traverser de part en part, qu'on peut étreindre et connaître facilement. On y voit également les prémices de quelque chose, qui me tient à cœur et que j'évoque dans la préface du livre «Je rêve d'être tunisien» : la femme ici est désir et désirante. Alors que le nœud du problème chez nous est le rapport à la femme. Rêver d'être tunisien se traduit pour moi par essayer d'être libre et de ne pas en désespérer. La Tunisie est partagée aujourd'hui entre les désenchantés de la révolution et les nostalgiques de l'ordre et de l'autoritarisme anciens. Votre rêve d'être tunisien n'est-il pas quelque part en décalage avec la réalité du pays ? Il faut être clair, moi je parle d'une position d'enthousiasme parce que je suis algérien. C'est-à -dire que je suis l'enfant d'une guerre civile, d'une violence inouïe, qui m'a volé les meilleures années de ma vie. Ça veut dire que je suis l'enfant d'un cri que je lance aux Tunisiens : «Ne croyez pas que perdre son pays reste sans conséquences. Il s'agit de quelque chose d'irrécupérable. Evitez un tel drame, comme vous le faites et continuez à le faire actuellement». La présence des désenchantés et des nostalgiques me paraît plutôt comme des éléments de diagnostic. Si les gens sont nostalgiques du passé, c'est parce que les solutions d'aujourd'hui ne leurs suffisent pas. Par ailleurs, reconstruire le passé au lieu de construire le présent et l'avenir incarne une grande tendance culturelle chez nous. La nostalgie est une maladie panarabe. Nous faisons partie d'un peule qui veut repeupler le passé parce qu'il n'arrive pas à habiter le présent. Les appelants à un ordre autoritaire s'inscrivent, eux aussi, dans une sorte de tradition culturelle politique. Nous sommes les enfants du califat rêvé, fantasmé. Nous sommes toujours aspirants à une délégation de notre droit et de notre liberté à autrui au nom de la sécurité. Nous avons, par ailleurs, été nourris dès l'indépendance par cette idée «magnifique» que nous sommes ingouvernables et que nous nous dévorerons les uns les autres sans la présence de régimes autoritaires. Ces régimes s'avanceraient dans notre région comme arbitres de notre présumé cannibalisme. C'est ce que j'appelle un succédané de la phrase coloniale de l'époque : «Sans nous, vous êtes des sauvages». Il ne s'agit d'insulter, ni les désenchantés, ni les nostalgiques, car je n'ai jamais été dans la stigmatisation outre mesure d'autrui, mais plutôt de comprendre et de décrypter, sur le plan philosophique, pourquoi les gens réagissent de cette manière. En fait, nous entretenons un rapport angoissé avec le temps : soit nous cherchons à le remonter, soit à le nier, parce que le présent fait peur. D'autant plus que lorsqu'on est libre, comme chez vous, cela suppose une responsabilité, une facture à payer, un poids à porter. D'où la préférence de certains pour le confort du totalitarisme. La Tunisie est «la possibilité d'une île», écrivez-vous dans vos chroniques tunisiennes, face à un continent arabe miné par le fatalisme des destins écrits par les dictateurs et par la religion. Et si la Tunisie échouait en fin de parcours ? C'est là le sujet de ma deuxième chronique de 2011 sur la Tunisie. Je disais dans ce texte qu'il ne fallait surtout pas que vous échouiez parce que votre défaite donnerait plus de crédit aux dictatures. Je pense, en pratiquant une analyse à froid, que vous avez dépassé le cap le plus dangereux. Car même si la solution politique se fait encore attendre, elle est de l'ordre de l'envisageable et du possible, autant pour les islamistes que pour les autres. En fait, vous n'avez plus le choix. La Tunisie sera-t-elle vaincue en fin de parcours ? Je ne le crois pas pour cause de facteurs endogènes. Pourtant, ce pays n'est pas énormément aidé par les autres, qui aimeraient tant que vous échouiez. Je l'ai noté dans ma préface intitulée, «Dalenda Carthago», il faut détruire Carthage. Invraisemblable : nous cultivons deux choses avec passion, d'une part le fatalisme religieux, qui dit tout est écrit et de l'autre le fatalisme laïc, prônant qu'il ne sert rien d'écrire. Parce que je suis lucide sur le monde dit arabe, j'ai de l'espoir pour la Tunisie ! Pourquoi n'utilisez-vous, dans votre livre, le mot arabe qu'entre guillemets ? Et pourquoi tenez-vous toujours, comme pour rectifier ou préciser, à avancer la formule : «dit arabe» ? Ne sommes-nous pas, à votre avis, arabes ? Nous sommes tout d'abord algériens, tunisiens, marocains ou jordaniens ! L'arabité n'est pas une identité, ni une nationalité, ni un passeport, ni un drapeau. C‘est à la fois une culture magnifique, qui a connu à une lointaine époque un grand moment d'universalisme et un patrimoine à enrichir sur lequel il faut revenir pour trouver des réponses à ses propres obsessions. En Algérie, je le répète toujours : «L'arabité m'appartient. Je ne lui appartiens pas». Pourquoi ne désigne-t-on pas alors la France ou l'Italie par le monde latin ? A mon avis, il s'agit là d'une catégorie d'orientalistes, qui me dérange parce qu'elle sert de fourre-tout, niant nos différences, nos histoires, nos envies de liberté. Pire encore, on a réussi à confondre, par équation abusive, l'arabité et l'islamité. Dès que vous exprimez une position contre l'arabité, vous êtes accusé d'être anti-musulman. C'est une sorte de vente concomitante, que je refuse ! Ce qui tue dans le monde dit arabe, c'est l'unanimisme. A tel point que la différence devient synonyme de traîtrise. «Kamel Daoud pense autrement : c'est un salaud qu'il faut bannir !». La pensée unique est le plus grand parti unique du monde dit arabe ! Vous clôturez avec ce livre un cycle de votre vie dédié majoritairement à la chronique. Pensez-vous vraiment pouvoir vous passer de cet «exercice du vif», de ce chien dans votre tête «qui aboie en alphabet», comme vous aimez définir ce genre journalistique ? En effet, la chronique est une addiction, qu'il faut surmonter notamment lorsqu'on l'a pratiquée comme moi pendant vingt ans quasi quotidiennement, de 1996 à 2016. Sauf, que j'ai envie de jouer avec un autre instrument, la littérature. Je ne néglige pas un genre au profit d'un autre, j'ai tout simplement besoin aujourd'hui d'explorer d'autres possibilités de l'écriture. Par le recours à l'imaginaire, la littérature vous donne-t-elle l'opportunité d'être plus libre ? La littérature n'est pas associée à la dissidence, mais à l'essence. Elle n'incarne pas une fuite du monde, mais permet plutôt de réfléchir sur son réel au-delà de la catégorie de l'actualité, du bref. Car personne n'échappe au réel, à part les mystiques, les grands philosophes ou les fous. D'autre part, je pense que personne dans le monde n'a le courage de voir le réel tel qu'il est. Nous avons tous besoin pour cela d'un roman ou d'un récit dans la tête, certains l'écrivent, d'autres le lisent ou le cultivent sans en parler. Le roman est une nécessité de survie. Au-delà de «la catégorie de l'actualité», qu'est-ce qui différencie pour vous la chronique — la vôtre se distinguant par sa dimension très imagée — du roman ? Très simple. Le roman est un match qui exige une construction des joueurs et du temps. La chronique est un penalty ! Le rapport des Arabes à la femme vous interpelle continuellement un thème qui vous a valu d'ailleurs une pétition incendiaire de la part de 19 intellectuels à la suite de votre tribune sur le drame de Cologne publiée en janvier 2016. Pourquoi ce sujet vous obsède-t-il autant ? -Non, il obsède les autres et pas moi ! Moi j'essaie d'expliquer que c'est là le nœud de notre problème, car si en tant qu'homme «arabe», vous n'aimez pas la femme, vous n'aimez pas la vie. Ça veut dire aussi qu'en détestant le corps de la femme, vous détestez le vôtre. Finalement, le révélateur de notre lien au monde et à l'imaginaire se focalise autour de notre rapport à la femme et au désir d'une manière plus générale. Si vous souffrez d'un trouble de désir du monde, bien sûr vous n'allez pas aimer la femme : vous la cacherez, l'enterrerez, la violerez, la voilerez...Le jour où on verra dans le monde dit arabe des femmes se promener à minuit toutes seules dans des villes moyennes sans qu'on les harcèle, là on rejoindra la normalité. Il ne sert à rien ni aux islamistes, ni à la gauche de mon pays, de m'attaquer sur ce sujet, en prétendant que je suis en train de stigmatiser les musulmans. Arrêtons de me faire ce procès parce qu'on n'ose pas assumer ce qu'on est en réalité. Vous avez été accusé par la pétition émise par ce groupe d'intellectuels d'avoir, dans votre tribune sur le drame de Cologne, «alimenté les fantasmes islamophobes d'une partie croissante du public européen». Par quoi expliquez-vous la dureté du propos de ce texte publié dans le journal Le Monde du 12 février 2016 ? D'abord, la plupart des signataires de la pétition sont originaires de notre monde «arabe». Je pense qu'ils sont dominés par une image fantasmée de leurs pays dont ils se trouvent éloignés. Ils subissent, pour certains d'entre eux, ce que j'appelle «la blessure occidentale», se sentant rejetés par les pays européens dans lesquels ils vivent. Quand quelqu'un comme moi exprime les choses à leur juste mesure, ils croient que cela va servir d'arguments à leurs adversaires pour redoubler de violence. Les autres signataires font partie d'une sorte de gauche intellectuelle qui a fait du trauma colonial une rente. Ils ne parlent, ne font de recherches, ne construisent leur notoriété que sur ce thème. Evidemment qu'ils se sentent dérangés par une personne qui débarque du sud pour leur dire : «la colonisation était un crime du passé, mais nous sommes responsables du présent». Je reproche aux auteurs de cette pétition leur logique de meute, l'attaque personnelle, le fait de me taxer par exemple d' «humaniste autoproclamé» et d'avoir contribué à consolider les positions des conservateurs chez nous. Cet épisode représente pour moi un signe d'un autre phénomène : dans le monde dit arabe, souvent, on n'arrive pas à s'extraire de sa subjectivité pour pouvoir mener des débats et accepter la différence. Mais pourquoi le débat intellectuel chez nous procède-t-il par bannissement ? Votre écriture est marquée par le sceau de l'insolence et de l'irrévérence. Par quoi alimentez-vous cette liberté de ton qui vous caractérise alors que vous continuez à vivre dans un univers où les tabous et les agents de renseignement quadrillent le quotidien des gens ? Parce que ma vie est unique. Je suis né tout seul et personne ne mourra à ma place. Donc je vis comme je veux et j'écris ce que je veux. En Algérie, des gens sont morts pour que je sois libre, pendant la décennie noire et avant au moment de la guerre de libération. Je veux rester digne de leur héritage. Certains ont perdu la vie pour que Kamel Daoud puisse parler, alors il devient indécent que je me taise ! Vous avez longtemps chroniqué la Tunisie. Ce pays, à travers ses gens, ses enjeux et sa fragilité pourrait-il être le centre d'un prochain roman de Kamel Daoud ? C'est très possible ! D'autant plus que je j'ai une passion pour ce pays. Même si un roman n'est pas une décision qu'on prend d'une manière rationnelle. Il ressemble plus au déclenchement d'une histoire d'amour. Propos recueillis par