Par Hamma Hanachi Assommant, atterrant, s'il faut amuser son époque avec des chiffres, celui qui en ressort à propos de la lecture en Tunisie est accablant. Et il circule, provoquant encore la dérision et l'étonnement chez les intellectuels, dans les cercles des lettrés et chez les gens intéressés par les statistiques. A l'occasion de l'organisation de la 31e session de la Foire internationale du livre, tenue à Tunis du 27 mars au 5 avril, l'agence Emrhod Consulting a mené une enquête entre le 23 et le 27 mars auprès d'un échantillon de 1.500 personnes. A la question «En dehors des journaux et des magazines et du Coran, possédez-vous dans votre foyer un ou des livres?», 79% des personnes sondées ont répondu non, contre 19% de oui et 2% sans réponse. A la question : «Avez-vous lu un ou plusieurs livres en entier pendant les 12 derniers mois?», 81% des personnes interrogées ont répondu non, contre 12% de oui et 8% sans réponse. L'enquête donne un chiffre qui n'étonne pas : les femmes lisent plus que les hommes : 15,2% contre 10%. L'enquête ne nous apprend pas davantage; lecteurs ou non, nous voulons savoir quel type de lecture les 12% font et en quelle langue, s'ils lisent des romans et quels types de romans, policier, littéraire, moderne, classique, etc., des essais politiques, économiques, des manuels d'histoire... Mais, à la lumière de ces chiffres effarants, et connaissant le rythme quotidien des Tunisiens, on peut facilement deviner que le manque de lecture est compensé par la boulimie des feuilletons qui, soulignons-le, prolifèrent sur les chaînes télé et dont la durée s'allonge jusqu'à plus soif. On est au quantième épisode de Harim Essoltan and co ? A chaque session de la Foire du livre, l'auditeur radio comme le téléspectateur ont droit à la sempiternelle question : «pourquoi à votre avis le Tunisien n'achète pas assez ou pas du tout de livre ?» La réponse revient avec la même assurance : «Le livre est cher». L'enquête ne nous informe pas sur ce sujet. Cher par rapport à qui, par rapport à quoi, quelle catégorie sociale lit le plus, laquelle lit le moins ou ne lit pas du tout? On se plaint de la cherté des livres; il y a, alors, une sorte de déséquilibre entre l'offre et la demande. Peut-être publie-t-on trop de livres, n'expose-t-on pas trop par rapport au nombre de lecteurs? Notre réponse est non, un non massif, on ne publie ni n'expose jamais assez de livres, il suffit de voir ailleurs, du côté des autres Foires et Salons dans le monde. Tout comme on est sûr que le public devrait être encouragé à lire, des spots télé ou radio tout au long de l'année par exemple ne seraient pas de trop. Le bon peuple ne boude pas la lecture naturellement, c'est aux décideurs culturels de l'encourager, les formules ne manquent pas. Pourtant, cette session semble satisfaire les visiteurs, les éditeurs, les libraires et les invités. On a débarrassé les stands des ouvrages à vocation de propagande islamiste, de vendeurs de produits miracles, de sorcellerie et autres livres charlatanesques. Les organisateurs n'ont pas boudé leur plaisir, files d'attente disciplinées devant les portillons, publics intéressés et flux continu de visiteurs, amateurs et critiques. Et... cerise sur le gâteau : des invités d'honneur fortement émus par l'accueil. Dimanche 29 mars. Fin d'après-midi, Adonis, l'un des plus grands poètes arabophones contemporains, essayiste et critique littéraire et traducteur de grands poètes européens, invité d'honneur de la Foire clamait des extraits de sa poésie devant des poètes, des écrivains et un public en pâmoison, il butinait d'un recueil à un autre, accompagnant sa voix de gestes amples et gracieux. Applaudissements serrés et longue séance photo. Deux jours plus tard, il sera reçu et décoré avec Nawel Sâadaoui de l'Ordre national du Mérite, par Latifa Lakhdar, ministre de la Culture. Nawal Sâadaoui, l'écrivaine engagée qui incarne le combat pour l'égalité homme-femme, dira «Moi, qui me sens sans famille, sans patrie, je trouve dans ce pays une famille et une patrie». Adonis lui emboîte le pas «Dans ma carrière, j'ai reçu plusieurs prix européens et recueilli des distinctions, le Prix Goethe 2011, la Légion d'Honneur etc. Aujourd'hui, je suis très ému, car cette décoration est la première reconnaissance arabe». Une semaine plus tard, le phénomène Kamel Daoud entre en jeu, il est aussi à inscrire sur le tableau des succès de cette session : afflux d'un public cultivé à sa séance de signature, tournée remarquable des médias, nombreuses interviews, etc. Et des déclarations laudatives. Dans sa dernière chronique (Le Quotidien d'Oran), intitulée La possibilité d'une Tunisie, il note «...leur révolution encore vive dans le désastre de ladite "arabité". C'est le seul pays qui prouve encore qu'il y a de l'espoir». Faut-il en rajouter ?