Par Samira DAMI Louis Jouvet, comédien français, disait de son vivant, que pour «interpréter un personnage, il faut partir de soi, mais il faut partir». Hélas, il y a six jours Raja Ben Ammar est partie pour toujours. Comédienne hors pair, une vraie bête de scène, dramaturge, metteuse en scène, formatrice de jeunes mordus de théâtre et directrice d'un espace culturel «Mad'Art», à Carthage, elle aura légué au 4e art, en particulier, et à la culture, en général, une œuvre artistique riche en créations, en actions et même en combats pour la liberté de l'art et contre la dictature, la répression, la servitude et la censure. C'est d'ailleurs ce qui singularise et illustre le parcours de celle qui fut une battante, mais aussi une gagnante grâce à son énergie bouillonnante, son dynamisme, sa générosité de cœur et d'esprit, sa «grinta» et la qualité de son art. C'est en 1978, que nous découvrîmes, pour la première fois, Raja Ben Ammar sur scène dans «l'Instruction» (Ettahquiq), deuxième création du Nouveau Théâtre, première compagnie indépendante de théâtre, après «La Noce». Sur une scène dépouillée, quasi-nue, en compagnie de Jalila Baccar et de Fadhel Jaziri, Raja Ben Ammar, tout feu tout flamme, habitée par son art et ce besoin irrésistible de jouer «la comédie», subjugua le public : un concentré de talent. Il faut dire que dans cette création inspirée de la pièce de l'Allemand Peter Weïss, pas tant au niveau du fond, mais surtout au niveau de l'écriture dramaturgique, les comédiens campant plusieurs rôles passent du bourreau à la victime pour raconter les péripéties d'un crime. Adoptant la technique d'art dramatique brechtienne entre théâtre épique, distanciation, afin de favoriser l'analyse et la transformation de la réalité, «L'Instruction» du «Nouveau Théâtre» fut un véritable triomphe grâce au jeu flamboyant de Raja Ben Ammar mais aussi de Jalila Baccar. Après cette aventure artistique au sein du Nouveau Théâtre, la comédienne, nourrie au théâtre scolaire et universitaire d'ici mais aussi d'ailleurs (école et atelier de théâtre à Munich et stage à Avignon), entreprit une nouvelle expérience en cofondant, en 1980, «Le Théâtre Phou», deuxième troupe indépendante sous nos cieux, avec son compagnon de vie et de scène, Moncef Sayem, ainsi que Taoufik Jebali et Raouf Haddaoui (scénographe). «Tamthil klem» et «Toto foot» virent ainsi le jour. Après le départ de la troupe de Taoufik Jebali, Raja Ben Ammar accumule, avec Moncef Sayem, les créations : «Araq», «Borj El Hamam», «El amal», «Bousten Jamelek», «Saken fi hay Essaïda», «Bayaâ el hawa», «Bagdad café», «Faust», «Hawa watani», «Al Bab ila El Jahim», «Al Foukaâ», «Tabba», d'après un texte d'Ahmed Zoghlami et enfin «Fenêtre sur...», réalisée à l'occasion de l'ouverture du festival de Hammamet en 2016. Jeu sur le mot, jeu sur le corps A travers toutes ces créations de Raja Ben Ammar et Moncef Sayem, se profile leur démarche théâtrale et artistique : après le jeu sur le mot (Phou signifiant phonétiquement bouche en arabe), l'aventure artistique, dans les dernières créations dont, notamment, «Trac», «Nuit blanche», «L'ombre de la lumière», «Réveille-toi», performance pour le Festival d'art contemporain Dream-city, a abouti sur le jeu du corps : le corps vit, vibre, exprime, écrit. Mieux, il est tout simplement. Dans toutes ses pièces, le théâtre Phou a mis en scène la vie, l'amour et la mort sous toute leurs déclinaisons : déchirure sociale, sentimentale, violence, guerre, répression, obscurantisme, rebellion, liberté, rêves brisés, etc. En tant qu'actrice culturelle, Raja Ben Ammar a formé dans l'espace culturel Mad'Art, qu'elle a dirigé et défendu bec et ongles, surtout quand il a risqué la fermeture sous Ben Ali, toute une génération de jeunes amoureux du 4e art dans des ateliers de formation mais aussi de création. A travers une animation de proximité, l'espace a non seulement accueilli les jeunes des quartiers populaires alentour, mais rayonné sur toute la banlieue nord grâce à des programmes variés entre cinéma, théâtre, danse, musique et animation pour enfants. C'était là le parti pris de Raja Ben Ammar. Les créations du théâtre Phou ont voyagé à Jéricho, au Caire, au Vénézuela, en Colombie, en Europe remportant plusieurs prix dont le grand prix des rencontres chorégraphiques internationales de la danse contemporaine de Bagnolet (Paris). Ainsi que le prix du meilleur rôle féminin qu'elle a remporté au Caire pour son rôle dans «Bayaâ El Hawa» (Marchand de rêves). Raja Ben Ammar a, également, remporté trois fois le prix de la meilleure comédienne à l'occasion des JTC de 1987, 1989 et 1995. Militante, Raja Ben Ammar aura été de tous les combats pour l'épanouissement du théâtre, de ses hommes et de ses femmes pour une politique théâtrale efficiente pour l'efflorescence de la création théâtrale pour la liberté, l'ouverture et la modernité. «Femme orchestre», Raja Ben Ammar force l'admiration grâce à un parcours bien rempli et une mission accomplie. Mais hélas, trois fois hélas, nous ne verrons plus sur scène ou arpentant l'espace Mad'art cette femme en noir arborant un beau décolleté, haut perché sur ses talons communiquant à tous son énergie débordante et créatrice. Adieu Raja. Nous t'avons tant aimée et tant apprécié ton œuvre.