Le gouvernement Youssef Chahed alterne le chaud et le froid. Les mouvements protestataires se succèdent au fil des jours et des semaines. Après les soulèvements de Ben Guerdane, Kasserine, Menzel Bouzaiane, la lave des protestations s'est propagée ailleurs. Principalement au Kef et à Tataouine et subsidiairement à Kairouan, Jebeniana, Oueslatia et dans bien d'autres villes et localités. Partout, un même leitmotiv. Le commun des mortels réclame le développement, l'emploi, les attributs d'une vie digne. Par une étrange alchimie, le surinvestissement politique des dernières années a laissé en friche le champ économique et social. Avec les retards, déséquilibres flagrants et lacunes accumulés avant la révolution de 2011, cela vire désormais à la poudrière. Tout d'abord dans les quatorze régions et gouvernorats pâtissant depuis longtemps des affres du déséquilibre régional sur fond de stagnation et d'exclusion. Ensuite, dans l'arrière-pays des franges côtières et les banlieues déshéritées des grandes villes. Et, plus généralement, auprès des couches sociales démunies et vulnérables. Ajoutons-y l'inconsistance patente d'une classe politique déconnectée, plus soucieuse de privilèges et de dignités que de travail de terrain et de plans de réformes. La crise des politiques se retrouve tant au sein des partis considérés au cas par cas que de la coalition gouvernementale hétéroclite et instable. La crise de Nida Tounès n'en finit pas de plomber le gouvernement et les institutions en général. Et l'alliance Nida-Ennahdha est nourrie de préventions, de coups fourrés et de guerre larvée. Du coup, supposé chapeauter un gouvernement dit d'union nationale, Youssef Chahed se retrouve seul, dos au mur, presque lâché par tous. En premier lieu, de son propre parti, fractionné et soucieux de le remplacer, tout en alignant une coterie de prétendants et aspirants à la charge de chef de gouvernement. Ensuite par Ennahdha, dont les troupes de base et intermédiaires font bloc avec les protestataires un peu partout, tandis que la direction feint de n'en rien savoir. Egalement par la présidence de la République affichant une indifférence coupable à l'endroit du chef du gouvernement et de son cabinet. Ces dernières semaines, Youssef Chahed cultive la tendance à monter au créneau à travers des visites de terrain. Il multiplie les sorties, abondamment relayées dans les réseaux sociaux pro-gouvernementaux. Ce faisant, il escompte contrer ses détracteurs déclarés et tapis dans l'ombre. Et bénéficier, à ses yeux, du plébiscite populaire moyennant des bains de foule. Mais, à trop en abuser, ces derniers peuvent s'avérer à double tranchant, voire contre-productifs. Et certains l'attendent au tournant. La bataille n'est pas encore entamée. On en est aux escarmouches. Et elle ne semble pas près de s'épuiser de sitôt. Les prochaines semaines peuvent s'avérer cruciales à ce propos. Youssef Chahed devra surpasser. Autrement, il connaîtra le sort du gouvernement de son prédécesseur, M. Habib Essid. Et devra sortir par la petite porte. Sur un autre plan, certains acquis législatifs sont à mettre à l'actif du gouvernement. Telle l'adoption du Code électoral autorisant la tenue des élections municipales en décembre 2017. Ou l'adoption, avant-hier, sur le fil du rasoir il est vrai, du Plan de développement économique et social 2016-2020. Elle sera suivie par l'adoption, sous peu, du Code de la fiscalité locale, croit-on savoir de sources autorisées. Toutefois, la loi de réconciliation nationale traîne encore. Au même titre que la loi d'urgences économiques ou celle portant création de la haute instance du Dialogue national. En gros, pour le gouvernement Youssef Chahed, c'est la douche écossaise. Des acquis législatifs par-ci, un pourrissement progressif de la donne économique et sociale par là. Et, entre les deux, une atmosphère florentine et délétère marquée par la guerre de tous contre tous, les ambitions démesurées et les coups fourrés. Certains flâneurs du champ politique jouent déjà aux enchères. Jusqu'à quel mois le gouvernement Youssef Chahed tiendra-t-il ? Et on parie gros. Comme s'il s'agissait d'une fatalité, le seul enjeu relevant des délais de péremption. Et chacun y va de son son de cloche, de ses combines et de ses calculs de boutiquier au besoin. En tout état de cause, la Tunisie profonde gronde, s'impatiente, bougonne, lève les boucliers. Et la Tunisie officielle s'enlise à n'en plus finir dans la crise des hommes et des institutions. Il y a comme un jeu pervers de théâtre d'ombres, de marionnettes, de pantins et de manitous et gourous qui tirent les ficelles, dans l'ombre. Du temps où il était encore premier consul, Napoléon avait dit à Cambacérès, alors deuxième consul, «la politique est la forme moderne de la tragédie. Elle remplace sur notre théâtre la fatalité antique». On ne saurait mieux résumer.