Du 27 mars au 9 avril courant, une dizaine d'artistes de Tunisie, Suisse, France et Belgique sont réunis au village de Chergui à Kerkennah pour engager et construire un processus d'interactivité et de réciprocité, dans l'optique d'instaurer une symbiose entre des artistes plasticiens et les habitants de l'archipel, qui soit à la fois source d'inspiration et sujet de réflexion. Avec l'approche de l'échéance de l'exposition des œuvres au Bardo, une ambiance fébrile règne au sein de l'équipe de «Matza». Les artistes plasticiens comme pris d'un soudain désir de parfaire mettent les bouchées doubles, fignolent, soignent, peaufinent et enjolivent. Une douzaine d'œuvres d'art sont en train de prendre définitivement forme. Ce qui n'était que matière inerte, banale, insignifiante, voire vulgaire, acquiert petit à petit, par la magie de l'art, de la beauté, de la noblesse et du charme. C'est que la création artistique relève du prodige. Après une première semaine consacrée aux échanges avec les Insulaires, histoire de se familiariser avec l'ambiance, de s'imprégner du charme envoûtant du décor des lieux, de vivre les sensations les plus douces et de baigner dans le bien-être que procure le dépaysement dans le climat paisible et reposant de l'archipel, les artistes de l'équipe «Matza» ont pris l'habitude de partir tous les matins, chacun vers sa propre destination, armés qui de son appareil photographique, qui de son burin, de sa massette, de ses ciseaux et de ses gradines, qui de sa caméra, qui de son chevalet, de sa palette, de ses pinceaux et de ses couleurs, qui de ses cisailles, de sa scie et de son chalumeau... Dans son coin de prédilection, chacun vaque à ses occupations. Des mains habiles, s'ébauchent des contours, naissent des formes, apparaissent des silhouettes auxquels le génie de l'art va insuffler une âme. C'est ainsi que sont nés une douzaine d'œuvres souvent inspirées des scènes de la vie quotidienne et du savoir-faire ancestral des îliens, malheureusement voué à la disparition, faute de relève mais aussi sous l'effet des assauts de modes de pêche aussi voraces que destructeurs : deux installations montées par Guelpa lui-même, figurant des nasses où logent des haut-parleurs cylindriques diffusant les produits de l'île, un gigantesque filet de pêche, symbolisant les menaces du chalutage, une fresque murale non moins surdimensionnée, un noyer sauvage de six mètres de hauteur, avec ses racines, incarnant l'enracinement : «Moi, je privilégie les aspects volume et élévation et j'ai incité les artistes à prendre en compte ces deux normes, tant il est vrai qu'au Bardo, l'exposition sera implantée dans un grand espace», déclare Séverin Guelpa. En effet, la moisson d'œuvres d'art sera présentée à Tunis lors d'une exposition dont le vernissage devait avoir lieu, hier vendredi 14 avril à 18h00, au Musée national du Bardo. Il s'agit du fruit du travail des artistes de la résidence pluridisciplinaire appelée «Matza», du nom d'un outil de démocratie directe utilisé en Suisse à partir du XVe siècle, une initiative dont la paternité revient à Séverin Guelpa. L'artiste helvète s'était déjà intéressé au désert de Mojave aux Etats-Unis et au glacier d'Aletsch dans les Alpes suisses, avant d'inscrire les Iles Kerkennah à son programme. Autant de territoires qualifiés de symboliquement forts : «L'équipe est réunie à Kerkennah pour travailler sur les enjeux de la mer méditerranée. En lien étroit avec les habitants de l'île,cette initiative part de l'art et de ses pratiques contemporaines pour s'intéresser à la pêche comme moyen de subsistance et à la mer comme véritable espace commun et lieu de partage», précise-t-il et de poursuivre :«Notre équipe travaille sur les enjeux de territoire, de ressources naturelles et de démocratie, à partir du patrimoine culturel important de Kerkennah, notamment lié à la pêche traditionnelle. A travers son approche collective, fondée sur le dialogue et sur toutes les immenses ressources qu'offre l'art, l'équipe va gagner en visibilité, l'archipel en rayonnement et son patrimoine en valorisation. A la manière d'un laboratoire d'idées et de projets à ciel ouvert, Kerkennah est amenée à devenir un lieu qui rayonnera sur la Méditerranée et que le public viendra de loin pour la visiter». Dans le long terme, Guelpa précise ses ambitions : «En partant du patrimoine culturel important de Kerkennah, notamment lié à la pêche traditionnelle, «Matza» souhaite construire un lieu unique consacré à la création et à l'innovation non seulement artistique, mais également environnemental et social. Cependant, le site n'est pas encore déterminé». C'est ainsi qu'après une semaine chargée de visites, d'explorations, de contacts directs, de dialogue et même un forum auquel ont pris parts des invités d'Europe et de Tunisie, des Insulaires entre artisans, pêcheurs, scientifiques, activistes de la société civile, les artistes se sont concentrés davantage sur leurs œuvres, bousculés par l'échéance du Bardo. Pour ce qui est de la destination définitive des œuvres d'art produites à Kerkennah, Séverin Guelpa est pour le moment dans l'incertitude : «Après le Bardo, l'exposition sera l'invitée du festival Jaou, toujours à Tunis, avant de regagner Sfax au mois de juillet dans le cadre de la manifestation "Ancrage méditerranéen", organisée par l'Association des amis des arts plastiques. Mon souhait est que les œuvres d'art retournent définitivement à leur sol natal, à Kerkennah. Mais, pour le moment, je ne sais pas comment».