« Toute personne accusée de mauvaise gestion ou de malversation doit désormais rendre des comptes », prévient le premier président de la Cour des comptes, Nejib Guetari Avec un budget de misère, disproportionné par rapport à ses prérogatives, le premier président de la Cour des comptes a reconnu hier l'incapacité de la Cour des comptes à mener sa mission comme il le fallait. Malgré le manque criant d'effectif et de moyens, la Cour des comptes est tout de même parvenue à présenter hier son 30e rapport annuel (2010-2015) dans lequel plusieurs dysfonctionnements ont été relevés et portés à la connaissance des trois présidents et de l'opinion publique. « Certains dysfonctionnements signalés dans le rapport feront l'objet de procédures judiciaires », a prévenu le rapporteur général Mounir Skouri. Le document de 963 pages a été toutefois résumé pour les médias dans un document plus condensé. Les journalistes se sont cependant étonnés de l'absence de quelques remarques à propos d'instances telles que l'IVD, mais le premier président de la Cour des comptes, Nejib Guetari, rétorque : « Nous ne travaillons pas sur commande, nous programmerons peut-être cela pour nos futurs rapports ». Toujours est-il que le rapport fait état d'« anomalies » qui ont touché des institutions publiques aussi diverses que l'Assemblée nationale constituante, l'Assemblée des représentants du peuple, le ministère de l'Education, le ministère de la Jeunesse et des sports, l'Institut national des statistiques, la Société nationale de transport interurbain, l'Office national de télédiffusion, la Banque de financement des petites et moyennes entreprises ou encore le port commercial de Sousse, sans compter les entreprises confisquées et leur déplorable situation. Dans l'ensemble, la Cour des comptes note une évidente faiblesse de gouvernance, l'absence de contrôle interne et surtout l'incapacité, dans certains cas, de mobiliser les ressources publiques ou même de les exploiter correctement. Dans certains cas, la Cour des comptes a relevé des entorses aux règles de gestion de l'argent public. Ceux-ci feront évidemment l'objet de poursuites pénales visant les responsables. D'un autre côté, la Cour des comptes dévoile certains chiffres inquiétants à l'instar du recul de la part des ressources propres dans le budget de l'Etat à 77,34% en 2014, alors qu'en 2010, la Tunisie pouvait compter sur ses propres moyens à hauteur de 90,41%. Ce qui revient à considérer la dette publique qui représente désormais plus de la moitié du PIB, pour un total de dettes s'élevant à 11.700 millions de dinars. De plus, le rapport constate que le train de vie de l'Etat est intenable, avec des dépenses de gestion qui représentent 63,91% du budget, tandis que les dépenses allouées au développement, elles, ne représentent que 15,67%. Recrutement anarchique Le rapport de la Cour des comptes s'attarde sur un phénomène qui, de l'avis de tous les économistes, a causé du tort à l'administration et aux finances publiques : celui du recrutement des bénéficiaires de l'amnistie générale ou des membres de leurs familles. La Cour des comptes s'intéresse plus particulièrement aux recrutements exceptionnels aux ministères de l'Education et de la Jeunesse et des Sports. « Ces recrutements ont engendré des situations administratives non conformes aux principes d'équité et d'égalité dans la fonction publique », estime le rapport, qui chiffre à 114 millions de dinars le coût total de ces recrutements, englobant entre autres les salaires et les participations sociales dues sur les périodes pendant lesquelles les bénéficiaires de l'amnistie ont été inactifs. Bien que ces recrutements aient une assise juridique, la Cour des comptes s'inquiète de certaines bizarreries et aberrations. « Il s'avère que les noms et prénoms des bénéficiaires du recrutement et inscrits dans le certificat d'amnistie ne correspondaient pas toujours aux noms et prénoms inscrits sur les cartes d'identité. Cela a été le cas de 16 agents qui ont reçu des salaires jusqu'à la fin de 2015, d'une valeur de 569.000 dinars », peut-on lire dans le rapport. Autrement dit, la Cour des comptes n'est pas certaine de l'identité de ceux qui ont réellement intégré la fonction publique. L'opacité ne s'arrête pas à ce stade. En l'absence d'une liste officielle et définitive des martyrs et blessés de la révolution, la Cour des comptes s'attarde sur le manque de sérieux de la commission chargée d'étudier les demandes de recrutement, qui s'est basée sur une liste comportant entre autres 73 personnes décédées en prison et 36 bébés. « Nous nous sommes également arrêtés sur le recrutement d'un agent sur la base d'un document délivré par la présidence du gouvernement, alors que son nom ne figurait pas dans la liste », souligne le rapport. Au ministère de l'Education et au ministère de la Jeunesse et des Sports, 62 agents auraient été recrutés alors qu'ils ne remplissaient pas les critères juridiques. Jusqu'à la fin de 2015, ils ont reçu 1,77 million de dinars au titre de salaires. Les dépassements de l'Assemblée Le travail de contrôle effectué par la Cour des comptes sur la période 2010-2015 a également touché la Constituante, qui, durant sa législature, n'a pas toujours été respectueuse des règles. Ainsi seuls 11% des procès-verbaux des séances plénières ont été publiés au Journal officiel jusqu'en mars 2016. Ces P-V. n'étaient même pas publiés sur le site web de l'Assemblée. La Cour des comptes note également que sur les 121 décrets promulgués pendant la période dite de « vide législatif », 118 restent encore en vigueur alors qu'entre-temps, le vide a été comblé. Hormis ces « oublis », le rapport de la Cour des comptes pointe du doigt des dysfonctionnements plus profonds liés, cette fois, à une mauvaise gestion. En effet, les enregistrements audio des séances plénières ont été assurés par une entreprise privée contre un montant de 118,631 mille dinars, sans aucun contrat. Pire, l'entreprise en question a, de manière unilatérale, décidé d'augmenter les tarifs journaliers à deux reprises. D'un autre côté, les fonctionnaires du parlement auraient bénéficié, indûment, de plusieurs primes dont le montant s'élèverait à 26,59 mille dinars. Sur ces points, et malgré la possibilité qui leur a été offerte par la Cour des comptes, l'Assemblée n'a pas souhaité s'expliquer. Les biens confisqués en déperdition Si la commission de gestion des biens confisqués donne l'impression de maîtriser la situation, ce n'est pas du tout l'avis de la Cour des comptes qui a constaté que la commission ne dispose pas des informations actualisées à propos des 541 biens immobiliers, des 142 voitures et des 18 yachts, ce qui en fait, selon le rapport, « une commission incapable de garantir la préservation de ces biens et leur exploitation à bon escient ». Le rapport révèle par exemple que 17 biens immobiliers ont été la cible d'actes de vandalisme et que trois villas ont été pillées. D'autre part, plusieurs voitures de luxe confisquées et stationnées à la caserne d'El Aouina continuent à perdre de la valeur. Mais ce qui prive le plus l'Etat de ressources financières, ce sont les entreprises confisquées. Au nombre de 546, elles vivent pour la plupart des situations financières difficiles dues précisément à des « problèmes de gestion ». « La commission nationale de gestion des avoirs et des biens confisqués n'a pas été assez soucieuse de garantir les conditions d'une gestion normale de ces entreprises, peut-on lire. Non seulement, elle n'a pas nommé des représentants de l'Etat dans les structures de direction, mais elle n'a pas non plus pris des mesures en ce qui concerne leurs difficultés financières malgré qu'elle ait été informée par le biais de plusieurs correspondances ». Le plus étrange dans cette affaire, c'est que l'Etat, en tant que gestionnaire des biens confisqués, met souvent la main à la poche pour entretenir les bien en déperdition, mais lorsqu'il s'agit de récolter les bénéfices des entreprises en bonne santé, l'Etat est écarté. En témoigne ce passage édifiant du rapport qui fait état de bénéfices de 21 entreprises confisquées s'élevant à 620 millions de dinars entre 2010 et 2013. Sur ces 620 MD, l'Etat n'a récolté que 5 millions de dinars pour les entreprises suivies par la commission de gestion des biens confisqués et 274 millions de dinars au titre des bénéfices réalisés par Al-Karama Holding en 2011 et 2012. Les recommandations de la Cour des comptes Prenant ses responsabilités, malgré le peu de moyens, la Cour des comptes a demandé à ce qu'elle soit auditionnée à l'Assemblée des représentants du peuple, à propos des résultats du rapport. Elle recommande aussi à la présidence du gouvernement et aux différents appareils du pouvoir exécutif de faire un suivi des observations de la Cour des comptes. Mais pour ce qui est des poursuites judiciaires à l'encontre des présumés coupables de mauvaise gestion, la Cour des comptes attend du gouvernement la mise en place de « mécanismes permettant leur suivi ». « Nous attendons que l'Assemblée des représentant du peuple adopte au plus vite le projet de loi sur les prérogatives de la Cour des comptes, déclare le premier président de la Cour des comptes, Nejib Guetari. Tout accusé de mauvaise gestion ou de malversation doit désormais rendre des comptes ».