Professeur de droit public à la faculté de Droit et des Sciences politiques à l'Université Al Manar (Tunis), Hafida Chekir est membre du bureau exécutif de l'Association tunisienne des femmes démocrates. Pour cette militante féministe de la première heure, le débat ces derniers jours, en séance plénière, autour de la loi intégrale contre la violence faite aux femmes après son adoption par la Commission des droits et libertés incarne l'aboutissement d'un long combat. Dans quelles circonstances a été conçu et rédigé le projet de loi intégrale contre la violence faite aux femmes ? Dès l'adoption de la nouvelle Constitution de janvier 2014, le ministère de la Femme a créé, en partenariat avec le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap), un groupe d'experts pour élaborer un projet de texte, il s'agit de militants de la cause féminine. Beaucoup de critiques ont été émises à l'encontre de ce premier projet, qui a été par la suite repris par deux juristes, à savoir Anwar Mnasri et Yosra Fraws. Le texte final a été adopté en Conseil des ministres au cours de l'année 2016. Il a été discuté à partir du mois de juin 2017 à la Commission des droits et libertés à l'ARP. Parmi les points qui ont provoqué une contestation à l'Assemblée, la question de « la violence fondée sur le genre ». Plusieurs interprétations en ont découlé. Certains députés d'Ennahdha ont dit que cette disposition mettait en péril l'unité de la famille et légitimait le mariage homosexuel. Alors qu'il n'en est rien ! Au contraire, cette loi dans sa globalité introduit des relations de respect au sein de la cellule familiale. Qu'apporte cette loi aux femmes tunisiennes ? Je pense que c'est une loi extrêmement importante. D'abord elle constitue une application de la Constitution, en particulier l'article 46 qui stipule : « l'Etat doit prendre toutes les mesures nécessaires afin d'éradiquer la violence contre les femmes ». Ensuite cette loi consacre les efforts des ONG de femmes, dont l'Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) qui ont, dès les années 90, ouvert des centres d'écoute pour les femmes victimes de violences et insisté pour que l'Etat adopte une stratégie de lutte contre ce fléau. Je pense aussi que c'est un texte qui reprend les critères et les instruments internationaux en matière de lutte contre la violence faite aux femmes, notamment la Déclaration internationale sur l'élimination des violences à l'égard des femmes de décembre 1993 et la Convention sur toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. C'est un texte global. Il repose sur les quatre piliers de la lutte contre ce fléau : la prévention, la protection des victimes, la prise en charge des femmes violentées et la répression des auteurs. A mon avis, l'importance de cette loi repose également sur le fait qu'elle identifie la violence en tant que discrimination subie par les femmes. Et considère que la violence de tous types, physique, psychologique ou économique, est condamnable dans tous les espaces où elle s'exerce et quelle que soit la relation qui lie la femme victime à son agresseur. Quelles sont les mesures de protection à l'égard des femmes victimes de violences mises en place par cette loi ? D'abord, il y a aujourd'hui une protection légale grâce à des mesures de justice. Ensuite, l'ouverture de centres pour l'hébergement de femmes victimes de violences permet de les prendre en charge. D'autre part, des unités spéciales devront être créées au sein de la police, ainsi qu'un juge spécial en matière de violences. Dans les tribunaux, des espaces indépendants seront aménagés pour accueillir les victimes. Des réparations sont également prévues par la loi ainsi que le suivi médical et psychologique et l'accompagnement social des femmes. Parmi les instruments de protection, on peut également citer le « signalement » obligatoire dans le cas de violences exercées contre des mineures, sinon la loi stipule qu'il faut respecter la volonté des femmes à ce propos. En tant que membre de l'Association des femmes démocrates, vous avez été entendue avec d'autres militantes de l'Association par la Commission des droits et libertés. Quel a été votre apport pendant la discussion du texte à l'ARP ? Nous avons rédigé à l'intention des députés un document qui présente une lecture du projet enrichi de plusieurs propositions. Lorsque nous avons été auditionnées, nous avons expliqué l'approche genre en soulignant qu'elle permettait de comprendre les relations inégales et les discriminations subies par les femmes. On a beaucoup insisté sur le rôle de la société civile dans ce processus de protection des femmes contre la violence et sur l'importance de l'appui apporté par l'Etat aux ONG spécialisée dans ce domaine. On est revenues sur le harcèlement sexuel : de notre point de vue, un seul acte suffit pour déterminer cette atteinte. On n'a pas besoin de voir l'acte se répéter pour le considérer comme tel. Le texte crée un Observatoire national de lutte contre la violence faite aux femmes. Nous avons proposé que l'Observatoire soit indépendant, paritaire dans sa composition et doté d'un pouvoir décisionnel. On a également demandé l'abrogation de l'article 227 bis, qui se rapporte au mariage de la mineure avec son violeur. Une disposition qui maintient le mariage précoce et permet au violeur d'échapper à la justice. Après l'adoption de cette loi en plénière, que restera-t-il à faire ? Tout le travail de vulgarisation et de pédagogie. Car les lois simplifiées et portées à la connaissance de tous et de toutes changent les mentalités !