«Transition économique, dérégulation et résistances en Tunisie» est l'intitulé de la toute récente publication de l'Observatoire tunisien de l'économie, signée Jihen Chandoul et Chafik Ben Rouine. Dans cette étude, les deux chercheurs offrent un nouveau cadre d'analyse du rapport publié par l'ICG (International Crisis Group) sur «La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie». Ce rapport a été publié en mai 2017, alors que les mouvements sociaux ont pris une grande ampleur, notamment à travers «El Rakh la», visant à récupérer la souveraineté nationale sur les ressources pétrolières dans la région de Tataouine et qui s'est étendu à d'autres régions intérieures ayant des ressources naturelles (Kebili, Gabès) et le mouvement «Manich Msameh» qui vise à bloquer le passage de la loi sur la réconciliation économique, loi de blanchiment des hommes d'affaires et fonctionnaires corrompus. Les deux chercheurs considèrent que «derrière le thème de la corruption et du régionalisme se cache en réalité la promotion d'une réforme structurelle défendue par la Banque mondiale depuis 2011 : la dérégulation de l'économie tunisienne». Ainsi, dans le cadre de leur étude, ils offrent un cas pratique des méthodes qu'ils considèrent «peu enviables», que ces organisations utilisent afin de promouvoir leur agenda. La première partie de cette étude présente la réforme structurelle défendue par la Banque mondiale et les méthodes et théories qu'elle utilise pour la promouvoir, la deuxième partie présente le cadre d'analyse régionaliste et les méthodes utilisées par ICG pour promouvoir cette même réforme. La réforme de dérégulation de l'économie est communément nommée «simplification des procédures d'investissement». Il ne s'agit pas uniquement de supprimer ou simplifier les aspects «bureaucratiques» de l'administration tunisienne qui est une réforme indispensable, selon les deux chercheurs. Il s'agit d'englober, en plus des aspects «bureaucratiques», la réforme du code d'investissement et la suppression d'un maximum de mesures de régulation qui limitent l'accès au marché aux entreprises étrangères : les autorisations pour investir dans les secteurs où le capital étranger dépasse 50 % et les autorisations préalables dans les secteurs tels que la pêche, les forages d'eaux, l'enfance, etc. Dérégulation Cette opération de dérégulation a été entamée en Tunisie dès 2011 par le cabinet Scott H. Jacobs, dans le cadre des réformes promues par la Banque mondiale, à travers «la stratégie de la guillotine». Cette stratégie a pour but de supprimer en un temps record le maximum de mesures de régulation (dont les autorisations) sur la base d'une justification : la théorie de la capture. La théorie de la capture caractérise la corruption via la capture de la réglementation par des intérêts privés pour s'enrichir : le législateur/ autorité réglementaire devient un agent entièrement au service des intérêts des entreprises. «Pour limiter l'action des groupes de pression pour des intérêts privés au détriment de l'intérêt général, les tenants de cette théorie préconisent une solution radicale qui consiste à retirer à l'Etat le droit de réguler», affirment Jihen Chandoul et Chafik Ben Rouine. «Or, les recommandations pour pallier ces mécanismes de corruption pourraient être toutes autres comme par exemple réglementer l'activité de ces groupes de pression ou sanctionner les agents administratifs, etc. Afin de promouvoir la dérégulation comme solution à la capture de l'Etat et convaincre l'opinion publique et les décideurs tunisiens, la Banque mondiale a publié un rapport «All in the family» en soulignant la capture de la réglementation par le clan Ben Ali avant la révolution pour s'enrichir à partir de méthodes peu éthiques et d'informations falsifiées». Suite à l'échec de la stratégie de la guillotine basée sur la théorie de la capture appliquée à l'opposition ancien régime/révolution (rapport All in the family), l'ICG reprend cette même théorie pour recommander la dérégulation, mais cette fois en l'appliquant à l'opposition régions favorisées/défavorisées en Tunisie dans son dernier rapport «Transition bloquée en Tunisie : corruption et régionalisme». Cependant, ce cadre d'analyse opposant une élite capturant les réglementations économiques issue des régions favorisées et une classe émergente cantonnée dans l'informel ou la contrebande, issue des régions défavorisées, est inopérant au regard des faits et omet plusieurs éléments structurels. Entre autres, à aucun moment, soulignent les chercheurs de l'OTE, la corruption des sociétés étrangères ou transnationales n'est prise en considération dans le rapport d'ICG ni les privilèges exorbitants dont bénéficient les entreprises à capitaux majoritairement étrangers dites non résidentes à travers la loi 72. Fausse image Les sociétés multinationales étrangères capitalisent souvent sur des mécanismes institutionnels faibles pour suborner les fonctionnaires de l'Etat et obtenir des privilèges injustifiés ou des positions de rentes. A travers des procédés orientalistes, le rapport d'ICG véhicule un système de représentation où les forces vives du pays sont représentées comme essentiellement paresseuses, rentières ou corrompues afin de délégitimer toutes les forces de résistance à leur agenda. Les auteurs de la présente publication pensent, en effet, «que ces deux institutions font appel à des tactiques de propagande très sophistiquées (biais, généralisation, suspicion, falsifications, rumeurs, etc.) dans le but de saper le moral des forces vives du pays qui résistent à cet agenda : les agents de l'administration qui résistent à la réforme de la guillotine seraient tous entre les mains d'hommes de l'ombre corrompus ; les mouvements sociaux, depuis les émeutes du pain de 1984, sont délégitimés et ne seraient finalement que des marionnettes corrompues servant de levier de négociations à des hommes d'affaires et des contrebandiers tout aussi corrompus ; et, enfin, les entrepreneurs tunisiens, du Nord au Sud, ne seraient que des fainéants qui ne cherchent qu'une rente de situation en mettant la main sur l'administration corrompue». Jihen Chandoul et Chafik Ben Rouine considèrent que les décideurs publics et les parties prenantes tunisiennes doivent remettre en cause le capital de crédibilité d'institutions telles que la Banque mondiale ou l'ICG appelées à fournir des analyses fiables et basées sur des faits réels à l'heure où ces dernières n'hésitent pas à falsifier ou manipuler les sources ou encore biaiser leurs études par des méthodes non éthiques, car, précisent-ils, «les recommandations de ces deux institutions, bien qu'ayant l'apparence de neutralité, relèvent d'une ingérence grave dans les affaires politiques tunisiennes en prenant le parti de la force politique susceptible d'adhérer le plus à leur agenda de dérégulation de l'économie selon l'opportunité». Ainsi, concluent-ils, le deal proposé par l'ICG est le suivant : blanchir les hommes d'affaires corrompus dans le cadre de la loi sur la réconciliation nationale, tout en mettant en place un futur système de blanchiment d'argent sale à travers des fonds d'investissements publics-privés en échange d'un soutien de ces hommes d'affaires à l'opération de dérégulation massive de l'économie nationale au profit, principalement, des multinationales étrangères. Si cet accord est scellé, la Tunisie aura accusé deux défaites majeures simultanément : la première, via la dérégulation de son économie, en cédant l'accès à son marché intérieur aux entreprises étrangères au détriment des entreprises locales sans contrepartie, la deuxième, via la loi sur la réconciliation économique, en légitimant la corruption par son blanchiment légalisé. A partir de cette analyse, l'Observatoire tunisien de l'économie préconise les recommandations générales suivantes : Renforcer l'élaboration des politiques publiques sur la base d'une expertise et d'une réflexion nationale spécifique aux problèmes de développement de la Tunisie en privilégiant les centres de recherche, laboratoires, instituts nationaux existants et en renouant ainsi la sphère décisionnelle avec la sphère de la recherche. Restreindre la coopération internationale à des sujets techniques et non politiques, uniquement en appui à la recherche nationale et non plus au centre de l'élaboration des politiques publiques. Questionner la fiabilité et la crédibilité des travaux de la Banque mondiale et d'ICG dont la neutralité n'est pas assurée. Ne pas adopter la loi sur la réconciliation économique qui incite à la fraude via des amnisties conséquentes et régulières et instaure un climat d'impunité favorable au développement de la corruption.