Mais quelle mouche a piqué Rached Ghannouchi ? Le président du parti Ennahdha rue carrément dans les brancards. Et adopte une posture volontiers offensive. Dans une interview diffusée avant-hier sur la chaîne Nessma, il a tout simplement déclaré la guerre au chef du gouvernement, Youssef Chahed, et, le cas échéant, au gouvernement En fait, Rached Ghannouchi a procédé à un exercice de communication au bout du compte contradictoire. Il a voulu séduire, tout en sortant ses griffes. Témoin, son allure de candidat en campagne, étrangement endimanché pour la circonstance, un mardi soir, le 1er août. Et un communicant, ça communique un feeling, avec toutes les impressions et les arrière-goûts que cela suppose. Passons outre les fioritures et autres questions subsidiaires. Quatre questions essentielles ont été mises en branle par le président d'Ennahdha. En premier lieu, il intime au chef du gouvernement de procéder illico presto à un remaniement ministériel. Bien pis, il annonce la tenue imminente d'une réunion des partis de la coalition gouvernementale pour en aviser. En d'autres termes, il fait à Youssef Chahed une proposition qu'il ne saurait refuser. Ou du moins il la conçoit ainsi. A la bonne franquette comme le fameux Parrain jadis. En deuxième lieu, Rached Ghannouchi intime au chef du gouvernement d'exécuter les sentences d'un dialogue sociétal et économique qu'il décrète unilatéralement. Auquel cas, il ne serait plus le chef du gouvernement mais, d'une certaine manière, le docile exécutant des sentences d'autrui, la bonne à tout faire en somme. Un oukase sous forme d'invite appuyée au dialogue sociétal qui a été d'emblée défavorablement accueillie par M. Noureddine Taboubi, secrétaire général de l'Ugtt, la puissante centrale syndicale à l'origine du Dialogue national qui a procédé au véritable sauvetage du pays en 2013 et 2014. Une position réitérée hier matin par Sami Tahri, secrétaire général adjoint de l'Ugtt, dans une interview accordée au programme Prime Time, sur les ondes de Radiomed. En troisième lieu, Rached Ghannouchi a discrédité en bonne et due forme la guerre contre la corruption menée par le gouvernement, tambour battant, depuis le 23 mai 2017. A l'en croire, elle déborde, s'en prend aux biens et aux personnes, et serait mue par les seuls desseins présidentialistes de ses promoteurs, un chef du gouvernement et des ministres zélés qui voudraient gagner les faveurs de l'opinion en vue de se placer en pôle position dans la perspective de l'élection présidentielle de 2019. Ce faisant, il rejoint les caciques et ultras d'Ennahdha qui ont jusqu'ici descendu en bonne et due forme la guerre contre la corruption menée par le gouvernement dont ils sont pourtant sociétaires. Last but not least, Rached Ghannouchi exige de Youssef Chahed qu'il annonce solennellement qu'il ne se présentera pas comme candidat à l'élection présidentielle de 2019. Ce faisant, il évoque prématurément et outrancièrement une question qui n'a guère de base constitutionnelle ou consensuelle (le Document de Carthage ayant présidé à la formation du gouvernement dit d'union nationale). Prématurément parce que nous n'en sommes même pas encore à l'échéance de mi-mandat, la dernière élection présidentielle ayant eu lieu en décembre 2014. Outrancièrement, parce que, dans ses propres velléités presidentialistes, M. Rached Ghannouchi est en quelque sorte en roue libre. Lors du dernier congrès d'Ennahdha, il s'était arrogé le monopole de se présenter, en sa qualité de président du parti, le droit de se présenter à l'élection présidentielle. Pis, il s'est également arrogé le monopole, toujours en tant que président du mouvement, de choisir tout autre candidat éventuel d'Ennahdha à l'élection présidentielle. Maintenant, il passe un cran au-dessus. Il s'arroge le monopole d'interdire, abusivement, tout droit de candidature à d'autres personnes et personnalités. Comme ça, de but en blanc, tel M. Courteline qui disait «c'est mon opinion et je la partage». Jusqu'ici, M. Youssef Chahed ne s'est guère exprimé sur ces différentes questions. Mais il n'en est pas moins vrai que M. Rached Ghannouchi s'est avisé d'enfoncer le premier clou dans le cercueil du gouvernement dit d'union nationale. Désormais, les choses ne seront plus comme avant. Ne sauraient être comme avant. Quelque part, le mal est fait et quelque chose s'est brisé. Souvenons-nous. Le 2 juin 2016, le président de la République, M. Béji Caïd Essebsi, avait annoncé la fin de partie pour le gouvernement de M. Habib Essid. Deux mois après, le gouvernement d'union nationale avait vu le jour, sous la présidence de M. Youssef Chahed. Le 1er août 2017, M. Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, a fait une déclaration de guerre à l'encontre de M. Youssef Chahed, et, le cas échéant, à l'encontre du gouvernement. Et nous voilà en plein syndrome de la quatrième République française, dite la République des crises. De sa formation en 1947 à la fondation de la cinquième République en 1958, elle avait connu vingt et un gouvernements et vingt crises ministérielles en onze ans. A La Kasbah, la gêne et l'exaspération sont de mise, même si la retenue semble affichée d'une manière on ne peut plus ostentatoire. Rached Ghannouchi a jeté un pavé dans la mare du gouvernement. Au risque de s'en éclabousser. Et de devoir souscrire au bout du compte que la communication est une arme à double tranchant. Parce que, parfois, elle est carrément contre-productive.