Un réel défi : celui de penser et d'installer une œuvre d'art contemporain dans ce genre de lieu (éclairage, mise en espace, etc.) Le site de l'amphithéâtre d'El Jem a accueilli, samedi dernier lors de la soirée de l'Orchestre du bal de l'opéra de Vienne, des visiteurs bien particuliers : de jeunes gens vêtus et maquillés de blanc, portant chacun une sorte de muselière... Il s'agit des aboyeurs de Faten Rouissi . Une performance qui s'inscrit dans le cadre de l'exposition-concept «L'Aboyeur». Née en 1967 à Tunis, Faten Rouissi vit entre Tunis et Bruxelles. Son travail, protéiforme, fait appel à différents médiums, notamment la peinture, la sculpture, le textile mais aussi l'installation, la vidéo, la performance ou le happening. Elle développe une réflexion engagée autour de l'exercice du pouvoir, de la vie citoyenne ou des excès médiatiques, de ce qui transforme et régule la société contemporaine, en Tunisie et ailleurs. Elle œuvre, depuis de nombreuses années, pour le développement du paysage culturel de la Tunisie. En menant des actions avec l'association «24h pour l'art contemporain», qu'elle a fondée en 2012, dans l'idée d'installer une dynamique artistique (art contemporain) dans les régions. Reconnue sur la scène internationale, elle a en outre été lauréate, en 2014, du Prix de la Ville de Dakar au Sénégal, dans le cadre de la 11e biennale de l'art africain contemporain Dak'art. L'Aboyeur est une exposition-installation-happening et mapping autour d'un personnage à la fois fictif et réel, celui de «L'Aboyeur». Comme on nous l'explique, ce personnage conçu et imaginé par l'artiste Faten Rouissi vient refléter un phénomène social et médiatique et pointer du doigt un comportement des plus désagréables qui trouve échos, essentiellement, sur les tribunes du paysage audiovisuel. Une face aux traits indéfinis, une muselière à la bouche, il incarne «le râleur, celui qui a toujours l'injure à la bouche, celui qui harcèle de cris, de criailleries pénibles et qui ne cesse de protester avec énergie»... «L'Aboyeur se présente également comme un outil incontournable pour faire connaître, défendre ou condamner une cause pour laquelle les mass-médias se font les porte-parole. L'artiste en parle comme d'un personnage euphorique qui véhicule des images, pas toujours vraies, et des idées souvent préconçues... c'est celui qui aime faire sensation (fait le buzz) sur les plateaux télévisés, sur les ondes radios, dans les manifestations culturelles, politiques... celui dont la voix porte loin sans forcément avoir raison. «A cette forme de contestation, libératrice et salvatrice, mais aussi sauvage et parfois sans contenu rigoureux, portée par les passions parfois davantage que par la réflexion, l'artiste a répondu par la création de ce personnage hybride et paradoxal», note la critique et commissaire de l'exposition, Marie Deparis-Yafil, et d'ajouter : «Ici, à El Jem, l'Aboyeur, provisoirement apaisé, se refuse ce soir de bal aux grands discours et choisit pour une fois le silence, afin de laisser la place à la joie pure de la musique». Cette exposition d'art contemporain est une première dans l'histoire de l'amphithéâtre d'El Jem. L'idée étant d'exploiter la symbolique de ce haut lieu du patrimoine national, exploiter un événement également (l'artiste a joué sur les paradoxes : la musique symphonique évoque par définition un ensemble harmonieux, l'Aboyeur, quant à lui, suggère une sonorité parfois désagréable...). Faire, aussi, s'entrecroiser art visuel, musique, histoire contemporaine et patrimoine historique. Un réel défi : celui de penser et d'installer une œuvre d'art contemporain dans ce genre de lieu (éclairage, mise en espace, etc.), et ce, dans le cadre d'un événement musical. Un monument/un parcours Le projet s'est présenté sous forme d'itinéraire, une sorte de parcours artistique qui débute sur la grande esplanade de l'amphithéâtre avec un happening interactif avec le public. 15 performers installés ici et là, absorbés au début par leurs téléphones et autres tablettes et ordinateurs, bouffés par les réseaux sociaux. Ils finissent par inviter le public à participer à leur action, prenant des selfies, ouvrant des directs sur facebook, etc. L'Aboyeur a été aussi incarné en son et en lumières avec un mapping sur une partie de la façade de l'édifice... Intitulée le «bal des aboyeurs», cette performance en lumières pouvait, malheureusement presque, passer inaperçue, car trop d'éclairages aux alentours... Une fois à l'intérieur, ce sont des aboyeurs en sculptures/assemblages que l'on a pu croiser. Dès l'entrée dans l'amphithéâtre, et sur le parcours qui mène aux gradins et aux chaises, la vie et l'œuvre de «L'Aboyeur» se décline sous toutes leurs formes, de l'enfance au mariage, dans tous leurs états plastiques (tableaux, sculptures et installations), et tous leurs états d'âme. Mêmes problèmes, les œuvres n'étaient pas assez mises en valeur. En route vers les gradins, «l'Aboyeur géant» nous attendait. Une sculpture de cinq mètres de haut, réalisée en collaboration avec un artisan ferronnier d'El Jem. «Une sorte de monstre, évoquant de toute sa hauteur la puissance des médias et des "Aboyeurs" dans la démocratie», comme l'indique l'artiste. La même œuvre était animée par mapping mais les éléments graphiques manquaient de dynamisme et l'effet de lumière n'était pas aussi marqué... Une très bonne initiative, celle de faire rencontrer patrimoine historique et art contemporain, de faire se coïncider différentes formes artistiques, d'interpeller le public sur un phénomène contemporain et d'en faire un partenaire. L'idée gagnerait à être plus travaillée et contourner assez les contraintes techniques, mieux appréhender le lieu, ses avantages et ses contraintes.