La prestigieuse scène de Carthage a vécu mardi dernier un événement théâtral de taille qui a drainé un grand nombre d'hommes du 4e art, de la télévision, ainsi que des artistes de tous bords, mais aussi un public nombreux et averti. «Drama» ou «Aïcha et le Diable», faisant partie de ce que son auteur, Moncef Ben Mrad, appelle «le théâtre populaire de qualité», engage une pléiade d'acteurs connus et reconnus, dont Dalila Meftahi, Foued Litaïem, Leïla Chebbi, Wahida Dridi, Slah Msaddek, Kamel Allaoui, Oumaima Mehrzi... et bien d'autres. La chorégraphie est signée Lotfi Bousedra. Le «Royaume du mal» Tout se passe dans un «royaume» imaginaire où règne un sultan sadique (Foued Litaïem) dont la cruauté n'a d'égal que ses désirs charnels inassouvis car sans limites... Il se dit investi d'une mission divine et applique ses lois selon ses propres fantasmes sans se soucier le moins du monde de la personne humaine. Il part souvent dans des hystéries folles, où l'alcool et le désir sexuel aveuglent sa vision du pouvoir absolu où seuls ses caprices le guident. Sa mère à la forte personnalité (Dalila Meftahi), le voyant épris de la jeune «Aïcha», le pousse dans un rapport œdipien à «consommer» toutes les femmes sans modération, mais de ne pas s'y attacher, lui rappelant que son seul amour à elle, c'est lui. Aïcha refuse de lui céder ; il en devient enragé et la veut coûte que coûte. Il finit par en faire sa «Jeria» soumise et prisonnière de ses fantasmes. Aucune femme n'a le droit de lui résister. Ce sont ses sujets à lui et il se permet tous les droits. Car Dieu l'a investi d'une mission. La désirant, la malmenant, il affirme que : «La femme ne pense qu'avec son corps» ! Et parce que cela pour lui est vrai, il ajoute : «Je les consomme, donc j'existe !» Moncef Ben Mrad et Mohamed Kouka s'en donnent à cœur joie. Tout y passe et ce royaume imaginaire n'est, en fait, que le monde arabe dans le contexte d'un printemps affreusement raté, où pullulent les énergumènes étranges qui viennent au nom de l'islam piller, tuer, égorger, violer, et brandir le drapeau du droit religieux. Les femmes et les jeunes filles sont vendues aux enchères publiques contre une poignée de dollars ou quelques barils de pétrole. C'est un monde où la noire réalité est imposée par les obscurantistes qui pillent tout ce qui bouge sur terre et vivent déjà dans leur tête l'arrivée au paradis et les femmes qui les attendent et leur reviennent de plein droit comme une récompense à leur «jihad». Cette idée nourrie et embellie par leurs idéologues, qui nourrissent la culture de la mort et transforment un être humain en sanguinaire, trouve son paroxysme lorsque «Ali», l'Afghan, en arrive à tuer sa mère (Wahida Dridi) dans un sursaut terrible du public, une scène qui rappelle le dernier film de Ridha Behi, scène jouée par Hend Sabri. L'auteur et son metteur en scène décident que tout cela existe bien et que malgré tout, rien n'est imaginaire dans cette pièce, alors ils décident de donner à cet enfer une fin positive et un espoir. Ainsi ce royaume du mal sera ravagé par le choléra et seule survivra Aïcha le symbole du bien, à l'image d'un arbre vert qui survit aux intempéries.... Et des mains d'un magicien sort une colombe blanche qui bat des ailes et s'envole dans les airs... L'espoir renaît de ses cendres et le bien l'emporte... Intelligence humaine et droit de penser Moncef Ben Mrad et Mohamed Kouka sont deux êtres différents dans la vie et dans leur façon de penser. Ils se retrouvent «sur scène» du même côté pour défendre les principes communs de tout penseur patriote, épris de liberté et de dévouement pour la patrie. L'image du philosophe-poète mis en cage qui résiste à la souffrance et au châtiment des maîtres du pays est une réalité dans un monde arabe où le cerveau humain n'est pas autorisé à créer, à penser, à inventer, à éclairer le monde, à découvrir les bienfaits de la science, mais à se cantonner dans un isoloir de pensée unique, politique ou religieuse. Sur scène, le feu de toutes parts tente de brûler ce cerveau qui se permet de penser autrement. Moncef Ben Mrad, journaliste de talent et défenseur de la liberté d'expression, pense autrement, librement. Mohamed Kouka, mordu de pensée et de philosophie grecque aussi. Pour lui, l'intelligence humaine n'a pas de limite. Tout se passe dans la pièce comme si on voulait brûler vive la liberté de penser, de s'exprimer. Le feu impressionnant se déclare partout sur scène ! Ben Mrad s'en donne à cœur joie à propos des médias et de certains journalistes auxquels il reproche de vendre leur âme. Mais en bon écrivain, il n'oublie pas de préciser : «Les cendres des livres brûlés valent mieux que tout l'or des rois !». Combien de livres a-t-on brûlés au nom de la religion dans l'histoire ?!! Le vrai débat Moncef Ben Mrad et Mohamed Kouka déclarèrent, dans une conférence de presse vendredi 11 août, que cette pièce n'a rien à voir avec la religion. Cette mise au point est en rapport avec le choix du prénom de Aïcha. D'ailleurs, le débat à ce sujet nous semble un faux débat, puisque Aïcha est le symbole du bien et non du mal dans cette pièce. Nous avons trouvé cette œuvre au cœur même du débat politico-religieux tant que la religion n'est pas séparée définitivement du pouvoir politique. Ben Mrad dans les débats ne se gêne pas de le crier haut et fort. Alors pourquoi se désolidariser d'un débat de fond qui ne peut qu'ouvrir les yeux et l'esprit aux vraies questions qui nous préoccupent et dont les réponses restent vitales ? C'est avec ce genre de pièces que le débat de fond s'engage dans un pays où le débat est au ras des pâquerettes, ne touchant que les aspects qui font le «buzz» et qui n'apportent rien à l'avenir de ces peuples arabes jeunes, trahis, meurtris par l'ignorance et le chômage, et manipulés largement par les chasseurs en eaux troubles qui les mènent vers la mort. Nous ne pouvons finir sans évoquer la dernière question qui peut être considérée comme le clou de la pièce : Moncef Ben Mrad s'interroge : «Dieu nous a-t-il lâchés?». Nous laisserons libres les gens de répondre. Il va de soi que les personnes pieuses diront : «C'est peut-être nous qui avons dévié du droit chemin... Et c'est peut-être nous qui avons lâché Dieu» !!! Enfin, nous ne pouvons oublier de relever dans cette pièce le désagrément du style quelquefois franchement direct et la simplicité de quelques questions qui frisent la naïveté... Certains moments relèvent plutôt du cliché, comme cette colombe qu'on lâche au gré du vent. Le dernier reproche qu'il faut revoir, ce sont les gags pas toujours bien à propos. Il nous a semblé qu'à ce sujet, certains gags ont été spontanés de la part de certains acteurs... On peut mieux faire. La langue de la pièce en arabe littéraire assez facile lui permettra de bien voyager dans les pays arabes. Ce sera une bonne chose à partir du moment où nos problèmes, désormais, sont hélas, les mêmes.