Tous les analystes s'accordent à reconnaître que les ménages pauvres, qui représentent 17% de la population, ne perçoivent que 12% des subventions de la Caisse générale de compensation qui atteignent désormais, au total, 1.605 millions de dinars, profitant donc plus aux populations relativement aisées qu'aux familles les plus pauvres Janvier 1984 : sur le conseil du Fonds monétaire international, le gouvernement tunisien lève la compensation sur les prix de nombreux produits de grande consommation, dont le pain, la farine et la semoule. Le 3 janvier 1984, les mouvements de mécontentement ayant enflammé plusieurs régions du sud atteignent la capitale. C'est les «émeutes du pain». Bourguiba devra intervenir en personne, le 6 janvier, pour appeler le peuple au calme en ces termes : «Nous retournons comme avant... avant les augmentations !». La «vérité des prix» fait peur aux politiques Depuis cette révolte, les responsables politiques ne veulent plus entendre parler de «vérité des prix». Cependant, l'enveloppe budgétaire réservée à la compensation prenait d'année en année des proportions colossales au détriment des investissements de développement, et Ben Ali, arrivé au pouvoir fin 1987, décida de grignoter chaque année une portion de ces trop lourdes subventions destinées à modérer les prix des denrées essentielles et des carburants. Avec la révolution et ses revendications sociales, la hantise d'un nouveau soulèvement paralysait de nouveau des responsables en mal de légitimité. Et même après les élections de 2014, les dirigeants ont la crainte que suscite un éventuel ajustement du système de compensation des prix. Ce alors que l'endettement public ne cessait d'augmenter et que les déficits budgétaires se succèdent et s'amplifient sans répit, grevant les fonds alloués à l'investissement de développement. Pourtant, tous les analystes s'accordent à reconnaître que les ménages pauvres, qui représentent 17% de la population, ne perçoivent que 12% des subventions de la Caisse générale de compensation qui atteignent désormais, au total, 1.605 millions de dinars, profitant donc plus aux populations relativement aisées qu'aux familles les plus pauvres. A noter que le budget de la CGC représente 5% du budget de l'Etat et 26% des dépenses d'investissement de ce dernier. Alléger modérément et «par niches» L'expérience du régime déchu avait permis d'éviter la levée totale de la compensation, que souhaitaient le FMI et la BM, en recourant à un allègement partiel, par «niches» de produits, qui modère le renchérissement du coût de la vie et permet de circonscrire le mécontentement populaire. A l'exception de celui qui finira par emporter le régime. Après la révolution, le débat au sein des gouvernements successifs et entre eux et les forces sociales n'a pas abouti à des décisions de levée partielle et modérée de la compensation, sauf pour les hydrocarbures, sous la contrainte de la conjoncture. Et le dossier va faire du surplace. Pourtant, la compensation coûte trop cher au pays et subventionne sur un pied d'égalité riches et pauvres. Le cas du pain est édifiant : des quantités astronomiques sont jetées à la poubelle ou servent comme alimentation de bétail, puisqu'il revient moins cher que les fourrages. Les 50 kilogrammes de pain raci sont ainsi vendus à moins de 20 dinars. Désubventionner la baguette Les Tunisiens consomment plus d'un milliard de baguettes par an. Or, depuis la révolution, prétextant un manque de petite monnaie sur le marché, les boulangers et épiciers se sont octroyé le droit de vendre ces baguettes à la farine compensée à 200 millimes au lieu du prix homologué de 190 millimes. Cela aurait pu suggérer à l'Etat de réprimer cette infraction ou, tout au moins, de saisir l'occasion pour appliquer une réduction de la compensation à hauteur des dix millimes d'augmentation illégale pratiquée par les boulangers et les commerçants. Cela aurait rapporté aux caisses de l'Etat 10 milliards de millimes par an, ce qui aurait totalisé, en six ans, 60 milliards de millimes que les citoyens ont payés sans la moindre protestation. Une autre idée intéressante serait la décompensation totale de la baguette que des citoyens généralement plus aisés préfèrent au gros pain. Cela permettrait de réserver le gros pain, généreusement compensé, aux populations à faible pouvoir d'achat que l'on cherche à cibler par des prix atténués, faute d'avoir réussi à établir un listing crédible de tous les citoyens nécessiteux. 100 milliards de millimes pour les caisses de l'Etat Une levée totale de la compensation sur la baguette correspondrait, pour les caisses de l'Etat, à une économie de 100 milliards de millimes qui viendraient renflouer le budget et rendre la loi de finances plus digeste. Et de tels réajustements peuvent être imaginés pour diverses autres denrées et pour divers usages détournant la compensation de sa raison d'être. Déjà, la farine compensée devant servir au pain a généré tout un réseau commercial de maquillage et d'empaquetage aboutissant à la faire passer pour de la farine non compensée utilisée pour la confection de gâteaux hors de prix ou carrément exportée. Tout comme l'huile compensée, qui déjà a libre cours dans la restauration, traverse nos frontières pour revenir drapée des artifices de la virginité, une nouvelle dose de compensation en prime. Les exemples ne manquent pas, de denrées qui détournent la compensation destinée aux populations à faible pouvoir d'achat. Notre administration publique les connaît et traque les fraudeurs qui en font commerce, mais, comme on dit, «le voleur prend le dessus sur l'épouvantail». Et c'est les caisses de l'Etat qui paient l'ardoise au détriment du développement.