Tous les Tunisiens sont sensibles au phénomène du gaspillage du pain. Mais, malheureusement, personne ne bouge le petit doigt pour agir dans le bon sens. La consommation de ce produit est primordiale. Impossible, justement, d'écarter le pain de nos tables. Chacun de nous en consommerait, bon an mal an, 70 kg (contre 58 en France et 62 en Algérie). Ou, si on veut encore, 84 baguettes et 119 pains. Il ne sait pas, en général, que l'Etat lui accorde, chaque année, 33 D de subvention sur ce qu'il consomme. Concurrence déloyale En fait, la Caisse de compensation réserve autour de 1.650 milliards de millimes à ce secteur pour maintenir les prix aux proportions que l'on connaît. Le gros pain coûte, actuellement, 230 millimes tandis que la baguette vaut 190. Là, il faut reconnaître que tous les boulangers et les revendeurs ne rendent jamais les dix millimes (s'agissant de la baguette) et prennent des libertés pour arrondir le montant. La pratique est, ainsi, entrée dans les habitudes. Ce qui est pourtant étrange, c'est que les professionnels sont mécontents des conditions dans lesquelles ils travaillent. Les 3.000 boulangeries qui opèrent dans le pays ne sont pas toutes au top et nécessitent une véritable mise à niveau. En tout cas, leurs plaintes ont été formulées et sont parvenues aux autorités, notamment en ce qui concerne la prolifération des boulangeries «anarchiques» ou des «intrus». Selon eux, ces circuits parallèles gênent la profession et lui causent beaucoup de tort. Le gaspillage du pain serait, entre autres, dû à ce phénomène. Comment ? Ces boulangeries parviennent à s'approvisionner en farine compensée sans pour autant respecter les règles de la concurrence. En effet, ils «court-circuitent» la filière et faussent la donne. D'après les professionnels, ces «intrus» proposent des marges bénéficiaires, qui seraient illégales, aux revendeurs. Au lieu des dix millimes sur le pain, ils en offriraient jusqu'à 50. Ils assurent, aussi, la récupération des invendus. C'est ce qui pousse les petits commerçants à se rabattre sur eux et à accepter qu'ils leur livrent leurs marchandises. Cette situation est venue plomber la profession et a créé une véritable tension entre les différents opérateurs. Néanmoins, la question du gaspillage du pain n'est pas nouvelle. Elle remonte à plusieurs décennies. L'augmentation du prix du pain (une des solutions pour limiter le gaspillage) ne serait pas à l'ordre du jour. C'est ce que ne cessent de rappeler les différents responsables politiques. Or, les chiffres concernant ce fléau sont alarmants. Au bas mot, le pain jeté à la poubelle coûterait à la Caisse de compensation autour de 100 milliards de millimes/an. La production quotidienne tourne autour de 6 à 7 millions d'unités. Le 1/6e reste invendu. L'Institut national de la consommation (INC) a dressé, il y a peu, un diagnostic précis de la situation. Il en ressort que les grands gaspilleurs sont les ménages et les restaurateurs collectifs (casernes, restos U, hôpitaux, hôtels). Achats inconsidérés Généralement, le Tunisien achète plus qu'il n'en faut. Le surplus est automatiquement inutilisé. La surconsommation s'affirme au cours du mois de Ramadan où, d'un côté, les artisans sont aux petits soins pour fournir des pains adaptés à la circonstance et, de l'autre, le consommateur dont l'appétit est aiguisé. La baguette est, alors, sollicitée. Sa consommation augmenterait de 135 % au cours de ce mois. Devant la persistance de ces pratiques, un commerce florissant du pain sec est né. Des ramasseurs sillonnent les rues et s'approprient les dizaines de sacs et sachets entreposés par les citoyens au bas des murs ou à proximité des conteneurs de déchets. Parfois, des crieurs appellent les habitants pour leur remettre, gratuitement, le pain restant. Les quantités ainsi collectées sont vendues à des marchands à 15 et 20 dinars le sac de 50 kg. Elles iront alimenter le bétail. Il faut savoir qu'un kg de pain équivaut à 4 kg de farine animale. C'est de cette façon que se déroule le quotidien du Tunisien. De telles images sont devenues banales au point qu'on n'accorde guère d'intérêt à la dimension économique de ces comportements. L'inconscience est quasi générale et le problème semble insurmontable. Pourtant, les experts ont, à plusieurs reprises, dévoilé leurs plans. Seulement, les autorités n'ont pas montré assez d'enthousiasme. Les points essentiels sur lesquels reposerait la stratégie à suivre sont nombreux. Il suffit d'en préciser les meilleurs et les plus appropriés. Une hiérarchisation des priorités est nécessaire, en tout cas. Les parties à impliquer sont multiples (du simple citoyen aux professionnels en passant par les structures d'encadrement et les autorités de tutelle). Ceci sans oublier la réactualisation de certains textes législatifs en vigueur. A moyen terme, on pourrait parvenir à réduire de 30 % le gaspillage du pain d'ici 2019. En premier, il faudrait cibler le consommateur pour le sensibiliser à rationaliser la consommation du pain. Ce n'est pas parce que cette denrée ne coûte pas cher qu'il faut en acheter de grandes quantités. Des campagnes pertinentes devraient lui faire prendre conscience de son rôle dans la stabilisation du secteur grâce à une culture du recyclage du pain. Au niveau des professionnels, il est urgent d'améliorer la qualité du pain pour le rendre plus apte à la conservation. Sur ce volet, ce sont les autorités compétentes qui seront les plus à même d'accompagner les boulangers dans cette tâche. Des séances de formation et de recyclage sont nécessaires pour mettre à niveau les gens du métier. D'autres mesures incitatives et, aussi, coercitives doivent être prises pour assainir le secteur et lui garantir plus de transparence et de justice. En définitive, il s'agit d'une lutte hautement stratégique. Car des centaines de milliards sont en jeu.