Par Samira DAMI C'est au son de la rumeur menaçante et angoissante d'un vent de sable que les personnages de «Peur(s)», la nouvelle création de Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, entrent sur scène. C'est là le 2e volet, après «Violence(s)» de la trilogie «in Process» produite par le TNT (Théâtre national tunisien). «Peur(s)» se focalise sur notre société post-révolutionnaire malade de la peur et de ses peurs. Sur fond noir et dans un décor dépouillé et obscur, 9 hommes et femmes, jeunes et vétérans d'un campement de scout, paniqués, désorientés, tourmentés et habités par la peur plient sous la violence du vent et de la force de la nature. Ballottés d'un endroit à l'autre, perdus dans le désert, les scouts finissent par trouver refuge dans un hôpital désaffecté et en ruine à la suite d'une guerre tribale qui s'est déroulée entre deux tribus de la région. Quasi prisonniers de cet hôpital, où s'entassent les têtes-de-mort, ces rescapés de la tempête, ayant perdu deux des leurs, se terrent dans cet endroit morbide jusqu'à pouvoir en sortir, trouver une issue et mettre fin à l'épreuve et au désarroi qu'ils vivent. Justement trouveront-ils le moyen de s'en sortir et d'en réchapper ? That is the question. Mieux, auront-ils la capacité d'émerger de ce trou désertique de s'organiser, de coexister, de faire preuve de solidarité et de prendre leurs responsabilités ? Que nenni ! Chacun d'eux se la joue solo, affichant égoïsme, individualisme, voracité, et soif de pouvoir. Les valeurs du scoutisme, illustrées par le chant seriné à l'ouverture de la pièce par l'ensemble des personnages, dont l'entraide, l'union, la solidarité et la loyauté envers le groupe, fichent le camp. Par manque de réflexion, organisation, stratégie, et vision, le groupe se disloque; la méfiance, la peur et la paranoïa collective s'installent. La violence, l'anarchie et le chaos règnent au milieu de l'odeur de la mort. Déliquescence. La lutte pour le pouvoir s'enflamme : c'est schématiquement les vétérans contre les jeunes, les hommes contre les femmes. Deux des guides vétérans refusent de voir Chahba (la succulente Fatma Ben Saïdane), pourtant doyenne du groupe, assumer le rôle de guide qui lui échoit de droit. Pis, aucun de ces chefs autoproclamés (Noômen Hamda et Ramzi Azayez) ne manifeste aucune volonté, ni capacité pour s'organiser et mettre en place un plan d'action dans un but de résurgence et de renaissance. Bien au contraire, ils s'avèrent des parias dont l'un (Noômen Hamda) n'hésitera pas à tenter de violer l'une des jeunes scouts. Loin d'avoir l'étoffe d'éclaireurs, ils ne feront que tourner en rond pour revenir à la case départ. Ce sont les personnages féminins qui tenteront une ébauche d'organisation en voulant rationner la nourriture, mais l'individualisme ambiant empêchera toute velléité d'action rationnelle et efficace pour une possible émersion du néant. Pièce métaphore Faute de discerner clairement l'avenir, la plupart des personnages se retournent vers le passé, le racontent, voire le magnifient non sans nostalgie. Chahba, affabulatrice, sympa en diable, invente d'anciennes amours fantaisistes et impossibles avec Mandela, entre autres. Son humour déluré et son ironie tragi-comique lui confèrent de la hauteur et de la distanciation. Excédée par tant d'égoïsme, de voracité et d'anarchie, elle se mure dans le silence et l'abstinence. La jeune professeur, elle, caresse ardement l'espoir de retrouver au plus vite son cartable et ses élèves mais il n'empêche qu'elle cède, également, à la paranoïa en accusant d'espionnage l'une de ses pairs, l'anthropologue (narratrice en voix off) qui tient un journal de bord où elle consigne ses sentiments sur des péripéties et épreuves vécues par le groupe, autrement dit l'histoire. Frej, homme de l'ombre, se présentant comme mi-homme, mi-animal (chien), magouille, trafique, épie et surveille tout le monde. Charognard alignant les crânes, habité par le démon, il n'hésite pas à mordre... Bref, à travers ce «no man's land» se trouvant en dehors de la géographie et même de l'histoire, Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi ont réfléchi une société malade de ses peurs exacerbées par le conservatisme, la division, la discorde, la lutte pour le pouvoir, la violence, etc. Pièce métaphore, «Peur(s)» pose un regard noir et désenchanté, déjà amorcé dans «Violence(s)», sur notre société post-révolutionnaire. Les pseudo-guides et éclaireurs ont failli: la tempête façon tragédie shakespearienne gronde et le brouillard s'épaissit au fil des jours, des mois et des années. Très peu d'espoir se dégage de cet obscur huis clos où le hors-chant, (le dehors) soit un paysage désertique enseveli sous le sable, n'est guère plus rassurant que le champ (le dedans). Mais d'où viendra l'espoir ? Peut-être de cette référence renvoyant à «L'Homme de Vitruve» de Léonard De Vinci? Cela à travers le cercle esquissé sur une toile noire au fond de la scène par un jeune comédien dont la gestuelle évoque le dessin du génie italien. Le cercle symbolisant la modernité, le génie, l'infini, l'idéal, l'unité, la spiritualité. Voilà qui laisse entrevoir une lueur d'espoir et une possible renaissance à travers l'art et le savoir. «Peur(s)» représente une élévation par rapport à «Violence(s)», et ce, sur tous les plans et notamment le texte et la dramaturgie (Jalila Baccar avec la contribution des comédiens), la mise en scène, la scénographie et les lumières (Fadhel Jaïbi). Malgré quelques essoufflements du rythme dus à des redondances du récit et de l'action et à un jeu inégal, de la part des jeunes comédiens notamment, les scènes et les images sont au niveau dramaturgique et esthétique prenantes et éloquentes. Fidèle à son style de mise en scène, Fadhel Jaïbi réalise une mise en scène dépouillée où l'éclairage, entre cru, froid et blafard, met en lumière aussi bien le texte que les comédiens. Mieux, la lumière chez Jaïbi se décline tel un personnage à part entière. Maintenant, «Peur(s)» débouchera-t-elle après toute cette noirceur, déperdition et déliquescence humaines sur un 3e volet d'où perlera l'espoir? Espérons-le.