Les dépenses des ménages destinées à la santé s'élèvent à 37,5% de l'ensemble des dépenses, ce qui dépasse largement les directives de l'OMS, qui limitent le plafond à 20% La transition démocratique peut-elle avoir lieu sans pour autant donner une réponse favorable aux revendications — voire eux droits — économiques, sociales et culturelles ? Ce dilemme à la fois politique et éthique ressemble à un cercle vicieux dans lequel interviennent les politiciens, les experts et les militants de la société civile dans l'espoir de trouver la bonne équation susceptible de faire aboutir les objectifs de la révolution. La garantie des droits économiques, sociaux et culturels s'inscrit dans les obligations constitutionnelles de l'Etat. Elle s'avère être, même, un engagement que doit honorer la Tunisie dans le cadre notamment de sa signature, en 1966, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Pour décortiquer ce thème, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (Ftdes) a organisé, hier à Tunis, une conférence de presse au cours de laquelle il a été procédé à la présentation de la récente publication, intitulée : « A propos des droits économiques, sociaux et culturel, sept ans après la révolution ». Cet ouvrage a été réalisé avec l'appui de la fondation Friedrich Ebert Stiftung. Ouvrant la conférence, M. Massaoud Romdhani, résident du Ftdes, a jugé utile de s'arrêter sur le parcours de la Tunisie en matière de garantie des droits économiques, sociaux et culturels; un parcours qui renferme en lui-même les droits économiques, sociaux et culturels correspondant parfaitement aux principes et aux revendications de la révolution. Mieux encore : « il est impossible de réussir la transition démocratique sans répondre par la favorable aux revendicateurs de ces droits », a-t-il souligné. Et d'ajouter que le modèle de développement continue d'enfoncer le clou de problèmes socioéconomiques grandissants. « Certes, la Constitution de la première République n'a pas beaucoup insisté sur la garantie de ces droits. Néanmoins, il y avait une réelle volonté politique et un engagement confirmé de l'Etat à cet effet. Aujourd'hui, la Constitution de 2014 souligne l'obligation de l'Etat de protéger et de garantir ces droits. Mais qu'en est-il des faits ? », s'interroge-t-il. Prenant la parole, M. Abdeljalil Bédoui, expert économique, a mis à nu les grands paradoxes qui dominent la question des droits, des libertés et du traitement politique de ces dualités. Des dualités qui mettent sur un pied d'égalité les libertés individuelles, telles qu'elles sont réclamées par les peuples, et les droits politiques et civiles, tels qu'ils sont définis dans les pactes, protocoles et conventions internationaux. En 1966, deux pactes avaient été signés, dont le premier porte sur les droits civils et politiques, et le second sur les droits civils et économiques. Cette dualité conceptuelle avait opposé deux écoles politiques : le communisme, qui fait de la notion du droit sa devise, et le capitalisme, qui plaide pour les libertés individuelles et politiques. En 1985, le Conseil économique et social des Nations unies avait créé une commission chargée du suivi de l'application des droits économiques, sociaux et culturels, ce qui a rendu la conformité aux exigences du Pacte infaillible. En parlant toujours des paradoxes, l'orateur a souligné la contradiction qui fait de l'Etat le garant desdits droits tout en rompant avec les vieilles pratiques puisées dans l'abus de pouvoir et le harcèlement politique, lesquels entravaient sensiblement les libertés individuelles. Halte à la minimalisation de l'Etat ! D'un autre côté, si les acquis constitutionnels jouent en faveur de la répartition équitable et du pouvoir ( la pluralité ) et des richesses, et ce, tant sur le plan horizontal que vertical, les objectifs demeurent indéfinis. « La concrétisation des droits passe inéluctablement par la répartition des richesses, mais aussi par une panoplie de mesures solidaires comme la discrimination positive, un climat favorable, un environnement sain et l'accès aux loisirs pour tous », a-t-il ajouté. Or, la Constitution n'a pas, pour autant, fixé des défis, indicateurs à l'appui, afin de mieux orienter les efforts de l'Etat. Dans la loi monétaire, l'indépendance de la BCT et sa soumission aux directives de la Banque mondiale minimalise la souveraineté de l'Etat face aux bailleurs de fonds internationaux. La souveraineté de la loi du marché s'avère être un autre facteur défavorable à la concrétisation des droits économiques, sociaux et culturels et à l'efficience de l'Etat face à ce challenge. « Alors que pour réussir la transition démocratique, il est nécessaire pour l'Etat de confirmer son engagement et de se doter d'institutions solidaires », renchérit-il. Le Dr Moncef Bel Haj Yahia, président de l'Association tunisienne de défense du droit à la santé, a indiqué que l'état des lieux du secteur de la santé témoigne d'une situation catastrophique. Il estime même que le secteur public est en voie de disparition. Pourtant, à l'aube de l'Indépendance, et jusqu'en 1985, la Tunisie avait réussi à construire un secteur sanitaire solide, doté d'une infrastructure appropriée, dirigé par des compétences chevronnées et qui a même réussi à enregistrer des indicateurs satisfaisants. Mais les grandes lacunes qui dominent le secteur de la santé, dont la disparité régionale, et celle des milieux rural/urbain, l'absence d'une infrastructure de base dans les régions de l'intérieur, l'analphabétisme, la précarité sont autant de défaillances qui creusent davantage l'écart entre les objectifs fixés et leur réalisation, entre le droit à la santé et l'accès à la santé. « Le secteur public compte 2.100 centres de soins de santé de base dont 950 sont implantés dans les zones de l'intérieur. Dans ces contrées éloignées, la population n'a droit qu'à une consultation par semaine. Le rapport réalisé en 2017 par « Mourakiboun » et portant sur le secteur de la santé constate que 10% des établissements de santé ne disposent ni d'eau ni de chauffage », a-t-il précisé. L'accès à la santé : source d'appauvrissement ! Outre les disparités régionales, le manque flagrant de médecins spécialistes, la détérioration de la qualité des prestations, la mauvaise organisation, le manque de moyens, l'amplification de la corruption et le manque de médicaments, font des droits à la santé une utopie pour une population plutôt marginalisée. Selon le recensement de la population en date de 2014, deux millions d'habitants ne disposent pas de couverture sociale. « L'octroi du carnet de soins, poursuit l'orateur, n'obéit nullement à des critères objectifs. Pis encore : les dépenses des ménages destinés à la santé s'élèvent à 37,5% de l'ensemble des dépenses, ce qui dépasse largement les directives de l'OMS, qui limitent le plafond à 20%. Au-delà de ce taux limite, les dépenses des ménages destinées à la santé seraient qualifiées de catastrophiques car elles entraîneraient la précarité de la classe moyenne ». L'on ambitionne, dans le cadre du Plan quinquennal, de réduire ce taux à seulement 30%. « Sauf que rien ne laisse deviner un effort soutenu dans ce sens », a-t-il ajouté. L'orateur a rappelé qu'en 2014, la Tunisie avait remis un rapport sur l'application des droits économiques, sociaux et culturels à la Commission des Nations unies chargée du suivi de l'application desdits droits; un rapport considéré comme étant « d'autosatisfaction »; suite auquel la société civile avait remis un rapport parallèle, lequel comptait des recommandations pertinentes qui avaient été, d'ailleurs, adoptées par la Commission précitée. Place au capitalisme culturel et éducatif De son côté, M. Chokri Mabkhout, ex-président de l'Université de La Manouba, a axé son intervention sur les droits culturels. Il a rappelé la Déclaration de Fribourg en 2007 qui avait instauré la notion du droit-liberté. Ce qui est intéressant à savoir, c'est que le dénominateur commun entre la Déclaration de Fribourg et la révolution de 2011 se résume dans la notion de dignité humaine. Le hic consiste, par contre, dans la mise en application de cette logique, dans un pays délesté de la notion de droit culturel ! « Il y a une pauvreté culturelle qui se traduit par l'absence de tout intérêt, voire de toute perspective culturelle dans les programmes politiques et développementaux des différents partis. D'autant plus que la non-implication des intellectuels dans la vie collective et politique et « la spéculation » du secteur culturel par le ministère de la Culture jouent à l'encontre des droits culturels. Pourtant, la culture devrait être intégrée dans tous les programmes ministériels sans exception, mais aussi dans le secteur privé. Les droits culturels sont des droits horizontaux car la culture est le fondement de tous les droits », explique M. Mabkhout. L'orateur a montré du doigt l'absence handicapante d'un projet éducatif au vrai sens du terme. Pourtant, l'éducation est étroitement liée à la culture et vice-versa. « L'école de nos jours n'est plus l'école-mère, la coupole de toutes les doctrines. Or, quel citoyen de demain peut-on donner à travers de telles écoles ? Si l'on veut aller vers le capitalisme, il faudrait aussi penser à faire rimer ce projet économique avec un capitalisme symbolique, qui permette d'accéder à la performance et renforcer les compétences nationales », suggère-t-il, convaincu.