Par Raouf SEDDIK Une question presque banale se pose toujours à propos de la parole du fou : la violence qu'elle exprime, par quoi elle sort de la norme prescrite par l'usage, est-elle une violence qu'elle subit ou une violence qu'elle inflige : qu'elle inflige à notre capacité de comprendre ? Y a-t-il une violence positive de cette parole que nous cache le spectacle du désordre mental et que, par commodité autant que par pusillanimité, nous préférons occulter et réduire à un phénomène strictement «pathologique» ? Et, enfin, la psychiatrie moderne, malgré les progrès qu'elle a réalisés sur le double plan de l'écoute du malade et de la «rééducation» de son désir dans le processus du «transfert», ne reste-t-elle pas prisonnière d'un schéma qui limite les horizons de la thérapie à ceux d'une «intégration» ? Et si des perspectives nouvelles s'ouvraient à nous, y compris en matière de guérison, en acceptant de faire simplement l'épreuve de la parole du fou en tant qu'elle est pour nous le lieu d'un sens possible qui nous bouleverse ! Rappelons-nous les exemples que nous avons recueillis de l'antiquité, à travers la tradition grecque et la tradition chrétienne. Dans l'exemple grec, le personnage d'Oreste est livré au châtiment des Erinyes suite au meurtre de sa mère. Sa folie est l'expression de ce châtiment. Il a violé un des interdits fixés par les dieux et dont les Erinyes sont justement garantes du respect. Mais c'est donc à partir de l'expérience de la perte des sens, de la folie, qu'il va mener un combat dont l'enjeu est de récuser la conception et la pratique existantes de la justice divine. La complicité d'un dieu – Apollon – est certes à la base de cette folle entreprise, si on peut dire, car c'est auprès de ce dieu particulier que notre héros recueille l'encouragement pour accomplir ce qu'il accomplit. Mais, l'acte terrible une fois accompli, il est seul : exilé dans sa folie, reclus dans le désespoir d'une solitude toujours plus profonde et plus obscure... Et c'est lui qui, à partir de ce lieu sans lieu, accouche d'une justice nouvelle, d'où les Erinyes se voient assigner un rôle plus assagi et qui reçoit l'assentiment de deux divinités centrales du panthéon grec, Apollon et Athéna. On peut bien sûr émettre l'hypothèse que, dans l'esprit d'Eschyle, Oreste n'est rien d'autre que le moyen ou l'instrument par lequel les dieux cités opèrent une révolution dans leur façon de faire régner la justice dans le monde des hommes. Mais, dans ce cas, il faut reconnaître que l'objet de cette révolution est tel que la place de l'homme dans le jeu de la justice lui ouvre la voie vers une pratique qui n'est plus de soumission servile à des interdits figés, et où de graves transgressions peuvent relever, dans leur audace, d'une justice supérieure. Autrement dit, de quelque façon que l'on prenne le récit, que l'on voie en son personnage central l'instigateur ou le simple messager d'une révolution judiciaire qui confère à l'homme le rang d'un complice des dieux, Oreste, dans sa folie, est porteur d'une parole que l'on dirait «insensée» tant elle est chargée de sens. Ce qui veut bien dire que la folie a un tel pouvoir. Que nous dit maintenant le second exemple, celui du possédé qui va à la rencontre de Jésus, tel que cela nous est relaté dans les évangiles de Mathieu, Marc et Luc ? Il nous dit que ce représentant d'une peuplade d'au-delà des limites du monde juif, en qui ses frères reconnaissent tous les signes de la démence dans leur langage où il est question de démons, est pourtant, d'entre tous les habitants du lieu, celui qui va au-devant d'une délivrance ouvrant le chemin d'une union avec Dieu... Tous les autres habitants, les bien-portants et autres sains d'esprit, demeurent fermés à la possibilité d'une purification de leur esprit. Ils restent, eux, et de façon paradoxale, prisonniers de leurs démons... Lui, le fou, est en attente d'une vie ouverte à l'infini de Dieu. La dégradation de son existence quotidienne, son aliénation visible aux yeux de ses congénères, cela n'est que la face cachée d'une partie lumineuse, grâce à laquelle il devance ses semblables dans l'accession à un salut qu'ils ne comprennent pas et qu'ils craignent sans le connaître. Il n'est pas question de soutenir que tous les fous correspondent à l'un ou l'autre de ces deux exemples, mais de relever que la psychiatrie d'aujourd'hui passe à côté de la possibilité pour la folie d'être le lieu d'une parole dont l'audace déconcerte le commun des mortels ou dont la puissance effraie par un propos qui ouvre sur l'infini. Nous nous demandons également si cette négligence est sans conséquence sur la capacité de guérir de la médecine quand elle a affaire aux maladies mentales. C'est ce que nous avons suggéré en indiquant la semaine dernière que la psychiatrie moderne était dédiée à un effort d'intégration du malade et que son point faible résidait dans le fait que, même quand elle avait le souci de «guérir l'hôpital» pour mieux guérir le malade, elle n'était pas pour autant en position de se hisser aux exigences de «l'hospitalité» : de cette hospitalité dont Jacques Derrida nous apprend qu'elle prévoit la possibilité que notre vie soit bouleversée par l'étranger qu'on accueille.