Suite à une malencontreuse erreur de manipulation technique, l'interview que nous a accordée M. Mustapha Ben Jaâfar, président de la IIe Constituante, est parue samedi 27 janvier 2018 de manière partielle. Nous nous en excusons et vous livrons ci-après la partie manquante. Ne pensez-vous pas qu'il y a quand même quelques excès concernant les contrats pétroliers qu'on doit soumettre à l'Assemblée de A à Z ? Je ne pense pas. La question de la richesse nationale pose un problème de souveraineté populaire. Est-ce que cette souveraineté peut être déléguée à une personne ou pas ? Je pense réellement que dans cette période, cela n'est pas possible. Nous sommes dans une crise de confiance, cela exigera sans doute une période tampon. Voilà pourquoi je dis que s'il faut une évaluation, il faut qu'elle se fasse dans le dialogue et ce dialogue doit concerner tout le monde. C'est la règle de la réussite Comment voyez-vous concrètement la finalisation de la mise en place de toutes les institutions prévues par la Constitution et des instances indépendantes ? Tout simplement, il faut accélérer. Nous avons accumulé un grand retard aujourd'hui. A juste titre, on a dû focaliser sur les questions économiques et sociales. Les Tunisiens sont dans la rue, ils protestent contre la cherté de la vie, pour le développement et pour l'emploi, et c'est normal et urgent que l'on veille à chercher des solutions à tout cela. Prenons le cas du chômage, depuis l'année 2006, il a été multiplié par 3. Ces problèmes sont directement liés au dysfonctionnement des institutions démocratiques Vous seriez tenté de penser qu'on a plus de chômeurs parce qu'on applique mal la Constitution ? Non je dis que l'on n'a pas trouvé les bonnes solutions parce que, non pas qu'on n'a pas appliqué la Constitution, mais parce qu'on a adopté une démarche politique fausse. La Constitution n'a rien à avoir avec la crise politique. Ce qui est en rapport avec la crise politique, c'est le fait qu'aujourd'hui nous avons une alliance qui n'a pas été bien préparée et a été faite à la va-vite et qui n'a pas été suffisamment expliquée à l'opinion publique pour regagner sa confiance, et cette alliance est fragile au niveau des institutions. Je vous ai parlé tout à l'heure de la difficulté d'obtenir une majorité à l'Assemblée alors que dire d'un programme qui touche le modèle socioéconomique, et identifie les réformes structurelles dont le pays a besoin ? Tout cela ne peut se passer sans cohérence, entente et harmonie entre les composantes de la majorité gouvernementale. Lorsque je parlais de mal congénital, il est là et il faut le guérir mais cela ne se résout pas facilement. Une fois que le mal est fait, il faudrait probablement attendre les prochaines élections législatives pour avoir une nouvelle alternative politique et socio économique qui soit plus respectueuse du fonctionnement des institutions. Mais en attendant, il faut accélérer la mise en place des institutions qui sont prévues par la Constitution. Et ça permet de créer la confiance. Aujourd'hui, pourquoi la Cour constitutionnelle n'est pas encore en place ? Parce qu'elle constitue une institution de contrôle et donc un frein pour ceux qui veulent avoir les mains totalement libres... Vous vous rappelez le feuilleton qu'on a vécu pour la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature, tous les va-et-vient répétés entre l'Assemblée et le comité provisoire qui était chargé du contrôle de la constitutionnalité des lois ? On a mis 6 ou 7 mois parce que l'Assemblée des représentants du peuple a mal fonctionné au niveau de ses commissions parce qu'elle a refusé de tenir compte de la Constitution. Un entêtement incompréhensible, d'où la perte de 6 mois. Les gens se croient autorisés à faire ce qu'ils veulent, ce qui leur passe par la tête, c'est une mentalité. Ils n'ont pas encore intégré l'idée qu'il y a eu, en Tunisie, une révolution. Une révolution, c'est un changement et ce changement n'est pas assimilé par tout le monde. Vous imaginez que, quatre ans après l'adoption de la Constitution, très peu d'effort a été fait pour mettre notre arsenal juridique en conformité avec la Constitution. Il s'agit d'un long travail. Encore faut-il l'entamer! Les gouvernants sont régulièrement pris en flagrant délit de non-respect de la Constitution. Il faut accélérer et regagner la confiance des citoyens, au moins se mettre au diapason de la société civile qui s'est exprimée contre les dérapages sans trouver un écho. Face à la défaillance du gouvernement, certains prônent des élections législatives anticipées, moi je ne suis pas d'accord. Je pense qu'il faut maintenir une certaine stabilité parce qu'il y va aussi de nos relations avec l'étranger. Nos relations internationales souffrent de l'instabilité gouvernementale. Changer de gouvernement tous les ans, ce n'est pas une bonne image de la Tunisie que l'on donne à nos partenaires. Vous êtes donc pour qu'il y ait une sorte de gouvernement d'union nationale ? Ce gouvernement n'a rien d'un gouvernement d'union nationale. C'est un slogan, où est-ce qu'elle est l'union nationale ? Non, je veux dire au niveau des principes, de votre vision des choses. Au niveau des principes, je vous dis que je ne suis pas contre les coalitions, je suis pour le respect des institutions, pour la mise en place des institutions qui attendent. Il nous faut consolider notre démocratie naissante ! Sur le plan de la gouvernance politique, il y a tellement de choses à faire et en premier lieu : l'urgence d'une réforme de l'Etat pour rendre notre administration plus performante et rompre avec la bureaucratie, l'urgence à engager une vraie réforme de la fiscalité pour élargir l'assiette des contribuables et lutter contre l'évasion fiscale Il faut revoir la méthode de gouverner au lieu de continuer à naviguer à vue. Un exemple : il y a le Conseil national du dialogue social qui a été initié le 14 janvier 2013. Cela fait 4 ans. Pour quoi tarde t-on à le mettre en place ? Parce que là aussi, il peut constituer une contrainte pour le gouvernement, il rassemble non pas des politiques mais les partenaires sociaux pour discuter à tête reposée et proposer dans la durée des solutions globales. Mais sous l'arbitrage du gouvernement Oui, bien entendu. Le gouvernement est partie prenante. Mais le débat est un débat réglé et permanent, qui doit assurer une continuité, pour ne pas avoir à jouer aux pompiers. C'est ce qu'on fait aujourd'hui, quand il y a le feu, on se précipite: il faut dialoguer et alors on demande un dialogue social. Il y a une institution, mettez-la en place ! Ben Ali parlait tout le temps de l'Etat de droit et des institutions, un simple slogan. Il est temps aujourd'hui de mettre cela en pratique! Comment voyez-vous la question des municipales, qu'est-ce que cela va donner selon vous ? Quelles sont vos appréhensions ? Encore du retard ! On devait les faire en 2015. Il y a eu même une annonce pour 2016. Deuxième raison d'inquiétude, c'est qu'à ce jour, et alors qu'on est à quelques mois du scrutin, la loi sur les collectivités locales n'a pas encore été adoptée. Et on commence à entendre quelques voix qui disent que le pouvoir local et la décentralisation risquent de miner l'unité de la nation. C'est un discours passéiste. On peut très bien concevoir que lorsque le pouvoir local sera mis en place, cela se fasse d'une manière progressive mais cette politique des étapes ne doit pas aller à l'encontre de la décentralisation. Il faut faire confiance aux Tunisiens et il faut admettre qu'il va y avoir, comme dans toutes les transitions, des moments difficiles, des problèmes épineux à résoudre. L'autonomie financière et administrative, c'est quelque chose de nouveau. On était tellement habitué à la centralisation et la concentration du pouvoir qu'on a du mal à accepter cela. Qu'est-ce qu'on fait avec nos enfants, à un certain moment ils doivent voler de leurs propres ailes ? Il faut faire confiance aux municipalités et aux pouvoirs régionaux qu'il faut installer aussi rapidement, puis suivre, contrôler. La décentralisation ne veut pas dire atteinte à l'unité nationale. La démocratie locale est la vraie démocratie participative Le mot de la fin peut-être Malgré toutes les réserves que j'ai émises concernant le fonctionnement de nos institutions qui fonctionnent vraiment au ralenti, je reste tout de même plein d'espoir, d'abord parce que l'on a prouvé au cours de ces dernières années que les Tunisiens sont capables de gérer les crises — et on en a vu des crises au cours de ces dernières années ! Ensuite parce que il y a deux grands acquis qu'a apportés la révolution : la liberté, même s'il y a parfois des dépassements. Cela ne m'inquiète pas outre mesure. Je pense que c'est une question de pratique et les traditions démocratiques finiront par s'installer. L'autre grand acquis, c'est le dynamisme de la société civile, elle a joué un rôle très important pendant la première période post-révolutionnaire et continue à être vigilante, parfois elle est malencontreusement attaquée et remise en question pour son indépendance et sa liberté de mouvement par les tenants du pouvoir. Là aussi, il faut sortir le carton rouge à chaque fois que l'on touche à une liberté. C'est un acquis fondamental et c'est cet acquis-là qui nous permettra d'avancer et qui nous laisse tout à fait optimiste quant à l'avenir du pays.