La question est vraiment préoccupante, car au lieu de renforcer les services du ministère de la Culture, responsables de la sauvegarde du patrimoine, en les dotant des moyens humains et matériels dont ils ont besoin, on décide de les écarter tout simplement pour les remplacer par d'autres appartenant à un autre département, n'ayant ni leur compétence juridique, ni leur sensibilité déontologique, ni leur savoir-faire technique. Dans l'article intitulé : « Le patrimoine qui tue... tuons-le », paru vendredi 23 février 2018 sur les pages du journal La Presse, j'ai exprimé tout mon regret que le ministre de l'Equipement, de l'Habitat et de l'Aménagement du territoire, dans son projet de loi sur les immeubles menaçant ruine, s'est arrogé le droit de se substituer à son collègue de la Culture pour intervenir dans les bâtiments à caractère patrimonial. Je n'ai pas manqué à l'occasion de faire allusion aux instruments de sauvetage que la loi procure à ce dernier et qui lui permettent d'intervenir en cas de péril menaçant un bien culturel. Mon souci est aujourd'hui d'essayer de comprendre les raisons de cette grave confusion qui, de mon point de vue personnel, ne peut être d'aucune façon justifiée même pas par l'argument de cas de force majeure que pourraient évoquer les promoteurs de cette loi : les services dépendant du département de la Culture, incapables d'intervenir afin de prévenir des dangers imminents risquant d'entraîner de graves dégâts humains, l'unique solution serait alors de les substituer par ceux du ministère de l'Equipement. S'il en est vraiment ainsi, la question devient alors beaucoup plus préoccupante, car au lieu de renforcer les services du ministère de la Culture responsables de la sauvegarde du patrimoine, en les dotant des moyens humains et matériels dont ils ont besoin, on décide de les écarter tout simplement pour les remplacer par d'autres appartenant à un autre département, n'ayant ni leur compétence juridique, ni leur sensibilité déontologique, ni leur savoir-faire technique. Mon propos n'est pas tant d'incriminer qui que ce soit. Cela ne fera pas sortir le secteur du patrimoine culturel de la crise réelle qu'il traverse depuis déjà quelques années et que l'incident créé par ce projet de loi sur les IMR n'a fait que confirmer. Une crise certes en partie conjoncturelle, mais elle est aussi et surtout, dans une certaine mesure, structurelle. Et ce ne serait pas sans intérêt de saisir cette occasion pour jeter quelques lumières sur ses tenants et ses aboutissants et pourquoi pas de proposer quelques solutions. Un rapport daté de novembre 2015, réalisé dans le cadre d'une commission d'experts créée par le ministre de la Culture de l'époque, a révélé de graves lacunes qui affectent l'ensemble du secteur patrimonial, y compris les monuments et les sites inscrits par l'Unesco sur la liste du patrimoine mondial culturel et naturel (Carthage, Tunis, Kairouan, Sousse, El Jem, Dougga). Selon ce rapport, ces déficiences sont dues en partie, d'abord, à la lourdeur et parfois à l'incohérence du système de gestion mis en place au cours des trente dernières années : Institut National du Patrimoine, Direction Générale du Patrimoine, Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle. Système marqué par l'enchevêtrement des responsabilités, les conflits de compétence et le manque de coordination. Aux difficultés que rencontre l'Institut National du Patrimoine d'exercer pleinement les larges attributions que lui procure le code du patrimoine, notamment l'application des procédures de contrôle, d'autorisation ou d'interdiction des travaux à l'intérieur des sites culturels et surtout dans les secteurs sauvegardés et les abords des monuments historiques. Ces difficultés proviennent surtout du nombre réduit des corps spécialisés : architectes du patrimoine et autres personnels techniques, juridiques et administratifs qualifiés. Et au déficit en formation dans les métiers du patrimoine. En plus des trois partenaires exerçant au niveau central sous tutelle du ministère de la Culture, sont impliqués directement ou indirectement d'autres partenaires relevant du même ministère au niveau régional comme les délégations de la culture ou les inspecteurs régionaux des monuments et des sites. Ce qui ne fait qu'ajouter d'autres complications à la situation et surtout aux rapports entre les divers intervenants. Les partenaires publics D'autres complications proviennent du manque de coordination entre les intervenants relevant des départements ministériels partenaires ainsi que des organismes y afférents au niveau central et régional tels que : le ministère de l'Equipement, de l'Urbanisme, et de l'Aménagement du Territoire, le ministère de l'Environnement et des Collectivités locales, le ministère de l'Intérieur et le ministère du Tourisme et de l'Artisanat. Le ministère de l'Equipement, de l'Urbanisme et de l'Aménagement du Territoire est un partenaire obligé des institutions culturelles lorsqu'il s'agit de proposer et de réaliser des opérations de protection et de mise en valeur qui ont nécessairement un impact sur l'aménagement du territoire et le développement local. Les deux codes, celui du patrimoine historique, archéologique et des arts traditionnels et celui de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire parus la même année (1994) concomitamment, ont été conçus afin de se compléter mutuellement. Ce dernier renvoie automatiquement au premier dès qu'il s'agit de réglementer les procédures concernant la protection des monuments historiques, des sites culturels et des ensembles urbains traditionnels. Il en résulte pour les deux ministres : celui chargé du patrimoine et celui chargé de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire, l'obligation de se consulter mutuellement durant les phases d'études, d'approbation et d'exécution aussi bien des plans d'aménagement que ceux de protection et de sauvegarde. Malheureusement, officiellement, il n'existe aucune structure permanente de concertation et de coordination entre les deux départements ni au niveau central ni au niveau régional et local. Les partenaires du secteur privé Il en est de même ou presque du partenariat public-privé dont on attend d'énormes avantages tant à l'échelle nationale que régionale et locale, mais qui demeure encore tout à fait informel et non réglementé. On relève à titre d'exemple l'absence totale de mesures réglementaires destinées à encourager les acteurs économiques : mécènes, investisseurs, sponsors, bénéficiaires de concessions...Favoriser le mouvement associatif notamment les associations de sauvegarde de la médina Il nous incombe, aujourd'hui, de mettre davantage l'accent sur l'urgence qu'il y a de faire participer le secteur privé dans l'effort général de protection et de valorisation du patrimoine culturel national. Les exemples de l'Europe, du Canada et des Etats-Unis d'Amérique où les activités associatives basées sur le volontariat apportent une contre-valeur économique, qui dépasse parfois les sommes engagées au titre du budget de l'Etat, sont là pour nous édifier. En France par exemple, la restauration du patrimoine, grâce au système de bénévolat, apporte une large contribution sans commune mesure avec les investissements consentis par l'Etat. Au même moment ou presque où nous avons vu s'éclipser chez nous une institution vieille de plusieurs siècles, celle des biens de mainmorte (Habous), on a assisté dans les pays occidentaux à l'émergence d'un système de fondation et de mécénat moderne, traduisant la réconciliation sinon la solidarité qui se sont établies au fil des temps entre les deux mondes : celui des affaires et celui de la culture. L'estimation des apports à la collectivité du mécénat d'entreprise atteint en Europe et aux Etats-Unis d'Amérique des sommes incroyables. La valorisation du patrimoine culturel n'a pas constitué dans notre pays, malgré les progrès réalisés, ni un objectif stratégique ni un point fort du schéma général de développement. Le patrimoine a été rarement appréhendé, dans les faits, comme un vrai facteur de développement régional notamment des régions déshéritées du sud et de l'ouest du pays pourtant riches en monuments, sites et musées de grande valeur historique. En valorisant le patrimoine des régions, on investit, en fait, implicitement dans l'économique, le social, l'aménagement du territoire, l'urbanisme, l'architecture, les arts et traditions populaires, l'artisanat... Dans ce cadre, il est important de signaler l'occasion perdue par la Tunisie qui n'a pas su, aux toutes dernières années du siècle passé, profiter du projet de la Banque mondiale, intitulé «Gestion et Valorisation du Patrimoine Culturel, en vue du développement régional», le premier du genre d'une telle envergure. Outre la mise en valeur et l'exploitation à des fins touristiques des produits du patrimoine, le projet préconise d'effectuer des études en vue de l'amélioration des compétences en matière de gestion du patrimoine culturel tant à l'échelle centrale que régionale. Aucun des deux objectifs n'a été, en fin de compte, réalisé. Le patrimoine, faute d'une vraie politique de valorisation, ne peut se dévaluer indéfiniment sans porter atteinte non seulement à ses valeurs économiques mais aussi et surtout à ses valeurs culturelles essentielles pour l'identité nationale. Le rapport de 2015 propose de grandes lignes pour une stratégie à plusieurs composantes : institutionnelle (renforcement et amélioration des structures de gestion), juridique (mise à jour du code du patrimoine et du code des investissements), formation ( mise à niveau des divers corps professionnels), partenariat (renforcement du système de partenariat public-public et public-privé) . Pour le partenariat public-public : L'un des objectifs est de transformer la commission nationale du patrimoine créée par le code du patrimoine qui réunit des représentants de divers départements en une Instance supérieure du patrimoine culturel. Outre les rôles de conseil auprès du ministre de la Culture et de classement des monuments et des sites que lui accorde la loi, cette instance suprême devrait assurer d'une manière permanente et organisée la coordination entre les instances gouvernementales concernées et le ministère de tutelle. Aucune loi ou disposition réglementaire ne peut être engagée sans l'approbation préalable de l'Instance supérieure du patrimoine culturel. Pour le partenariat public-privé : Il est sans doute grand temps de penser sérieusement à la promulgation de textes réglementaires organisant d'un côté le secteur du bénévolat (rôle des associations de sauvegarde) et de l'autre celui du mécénat (une loi sur le mécénat). Pour sauver le patrimoine et avec lui des vies humaines qui risquent de payer cher les frais de son mauvais entretien, faute de moyens de prévention et d'intervention adéquats, il y a mieux que de promulguer une loi sur les IMR. La Tunisie a besoin d'une véritable stratégie à long terme. Elle a surtout besoin d'une volonté politique qui ouvre largement les portes du patrimoine longtemps fermées et avec elles les yeux de tout un chacun, décideurs et simples citoyens. Forte de plus d'un demi-siècle d'expérience, longtemps considérée par les instances internationales comme un exemple à suivre dans tous les domaines de la recherche archéologique à la conservation et à la sauvegarde des centres historiques, elle possède toutes les chances de sortir victorieuse de cette crise.