Pasolini a pour credo de s'opposer à l'opinion de la majorité et défier l'ordre moral. Son film s'en ressent terriblement. Anticonformiste, dérangeant, violent, ce long métrage, qui a fait sandale à sa sortie, a été censuré et interdit dans plusieurs pays. Cela fait quelques jours que le rideau s'est levé sur la 18e édition du Cinéma de la paix, qui se tient à la salle «Le Rio» à Tunis, du 13 au 18 mars. Une manifestation annuelle qui semble maintenir le cap. Lancée depuis l'an 2000, celle-ci résiste à l'usure du temps. Sous l'égide de la Fédération tunisienne des ciné-clubs, organisé par le ciné-club de Tunis, ce festival, qui se veut indépendant et alternatif, présente à chaque nouvelle session une sélection de films du cinéma mondial et programme parallèlement des rencontres-débats avec des réalisateurs et des professionnels du métier. Convaincu de «l'importance de l'échange culturel» et par devoir de transcender les frontières, les œuvres sélectionnées attestent d'une diversité culturelle, esthétique et de provenance. Objectif ultime, faire découvrir au public tunisien de nouvelles expériences cinématographiques. «Cru, brutal et poignant» tel est le thème de la présente édition. Un choix qui reflète l'identité du ciné-club à travers son environnement. Un choix, précisent encore les organisateurs, imprégné d'une «réaction à la fois cinématographique, physique, sociale et économique». Parmi les films programmés, celui projeté en ouverture, «Salò ou les 120 jours de Sodome», sorti en 1975, du metteur en scène italien, Pier Paolo Pasolini. Au lendemain de la projection, des cinéphiles, quelques professionnels et des jeunes ont pris part à un atelier d'analyse filmique. Intitulée «La cruauté du pouvoir, du corps et de l'Histoire », la rencontre est animée par le Pr Flaviano Pisanelli, maître de conférences à l'Université Paul-Valéry de Montpellier. Slim Ben Youssef, président du Ciné-club de Tunis, en a assuré la modération. Violent et dérangeant Les ateliers ont pour vocation, revendiquent les organisateurs, de «décloisonner le cinématographique, l'académique et le culturel». A ce titre, M. Pisanelli a présenté une lecture qui se veut à la fois une mise en contexte historique, également une analyse filmique à travers les prismes littéraire et social. Et pour cause, le metteur en scène Pasolini est écrivain de formation et poète bien avant de gagner ses titres de noblesse dans la mise en scène. Pasolini est devenu une figure de proue du cinéma avec « L'évangile selon Saint Mathieu » sorti en 1964, nommé à trois reprises aux Oscars, « Les Contes de Canterbury », qui remporta l'Ours d'or à la Berlinale en 1972, et « Les Mille et Une Nuits » sorti en 1974, présenté au Festival de Cannes. L'histoire du film de 117', une libre adaptation du texte du marquis de Sade, situe les faits sous la République fasciste de Salò. Quatre seigneurs de castes différentes, mettent à exécution une charte « perverse ». Ils sélectionnent des représentants des deux sexes et les soumettent à des pratiques sexuelles, « délirantes », des plus dégradantes. Enfermées dans « des conditions avilissantes » dans une villa de Marzabotto, les victimes y passeront 120 jours. Progressivement, une dialectique est opérée entre les bourreaux et les victimes en vue d'en dégager « différentes vérités ». Pasolini a pour credo de s'opposer à l'opinion de la majorité et défier l'ordre moral. Son film s'en ressent terriblement. Anticonformiste, dérangeant, violent, ce long métrage, qui a fait sandale à sa sortie, a été censuré et interdit dans plusieurs pays. Le maître de conférences entame son analyse en apportant un éclairage sur le parcours du metteur en scène et ses convictions ; un dissident par excellence, un marxiste influencé par le philosophe et théoricien politique Gramsci. Un écrivain qui traite la littérature et la langue comme une matière, comme un « morceau de bois » qu'il polit, et un créateur qui défend à travers son œuvre « la création artistique associée à l'écriture d'investigation », seule capable de «contempler les différents aspects de la communauté». Génocide culturel A travers des symboles choisis, le fascisme, cette « sombre page historique » de son pays, ainsi que « l'embourgeoisement », ce véritable « génocide culturel » sont dénoncés. Avec la disparition de la classe paysanne et ouvrière disparaissent, dans la foulée, leurs cultures, préconise le metteur en scène, repris par le conférencier. Une partie de la société italienne, le culte du pouvoir, ainsi que l'ordre établi sont également mis en scène et jugés à travers des scènes crues adaptées de l'univers sadien. Pasolini présente «de manière cruelle, mais jamais gratuite, la perversion idéologique et culturelle d'un pouvoir qui a su ‘‘pragmatiquement'' dissocier les notions du corps et du plaisir», explique le Pr Pisanelli. Le corps est ramené à «un pur et simple objet de marchandise et de jouissance». En parallèle, la vraie nature du pouvoir « cette antichambre de la mort » et son impact concret et dévastateur sur l'individu sont dévoilés sans artifices. Cet individu, avili et écrasé, à qui on nie l'individualité pour le faire fondre dans la masse par le subterfuge de «l'intégration». Mot et démarche que l'intervenant dit ne pas aimer, lui préférant «l'interaction», plus respectueuse des spécificités individuelles, détaille-t-il. Pendant près de deux heures, le conférencier a essayé de rendre accessible l'écriture dissidente de Pasolini qui fait du « non-dit » le seul « dit » possible, plaçant le spectateur face à un discours illisible qui échappe à tout système de loi. L'analyse du Pr Pisanelli a eu le mérite d'être instructive, elle interpelle également par sa portée profondément humaniste. Tout se joue dans la force du paradoxe et dans le film et à travers sa lecture. Au-delà de la programmation du festival hautement diversifiée et de ces rencontres de qualité, le souci des organisateurs de bien faire les choses a été tangible, même à travers le dossier de presse du festival, rarement égalé quant à la richesse de la matière présentée, la précision des données et l'intérêt accordé, tant au fond qu'à la forme.