Le mois saint a toujours occupé dans le cœur des Tunisiens une place privilégiée, dépassant, de loin, la prière même, pourtant premier pilier de l'islam après la profession de foi. En effet, la pratique de la prière en Tunisie, quoique de plus en plus répandue depuis quelques décennies, était en réalité assez restreinte et assez rare, tout comme d'ailleurs l'accomplissement du pèlerinage, apanage d'une minorité à telle enseigne qu'à son retour des Lieux saints, le qualificatif de «Haj» devenait de droit un attribut inaliénable et collait dès lors au prénom du pèlerin, usage pratiquement révolu de nos jours, vu l'accroissement considérable du nombre de pèlerins. Le jeûne était, par conséquent, une pratique sacrée à laquelle se prêtaient de bonne grâce et même avec beaucoup de plaisir toutes les personnes pubères, même si la conscience de la dimension spirituelle de l'abstinence n'était pas la même pour tout le monde. Ainsi, les préparatifs aussi bien que l'ambiance et les traditions relatives au mois saint étaient quasiment les mêmes dans toutes les régions du pays, avec toutefois des différences prononcées entre les villes et les zones rurales. Cependant, si le mois saint, revêtait quasiment la même importance, suscitait la même excitation et donnait lieu à la même fébrilité préparatrice, des spécificités régionales et locales ont toujours existé particulièrement sur le plan gastronomique. Il est vrai qu'avec les conditions de vie moderne, les modes de vie ont tendance à s'uniformiser et les particularités sont en train de s'estomper de jour en jour. Il est par conséquent nécessaire de replonger dans des périodes assez lointaines pour mettre au jour ces singularités régionales en matière de traditions et d'ambiance ramadanesques. A Sfax, ces traditions réapparaissaient spontanément dès l'approche de Ramadan : «La Médina se paraissait de ses atours de circonstance, pour fêter l'arrivée de ce mois saint. Les boutiques des artisans et les commerces s'ornaient de palmes figurant une arcade encadrant les portes de ces locaux. Des tapis, et autres tissages comme les mergoums et les klims pendaient aux façades de nombreuses maisons égayant l'atmosphère. L'initiative venait en fait des maîtresses de maison, qui sans être sollicitées par autrui, faisaient un point d'honneur à saluer la venue de ce mois sacré au charme incomparable, dont on souhaitait la «baraka», une influence bénéfique, faite de bénédictions, de ferveur, d'abondance et de bonheur», rappelle Youssef Charfi, un monsieur féru de patrimoine, auteur d'ouvrages sur les traditions ancestrales à Sfax, considéré à juste titre comme l'une des références incontournables dans ce domaine. En plus de ces signes de considération et de joie, Ramadan était traité comme un hôte de marque qu'on tenait à accueillir avec les honneurs dus à son statut de mois saint et sacré auquel on ne se contentait pas de dérouler le tapis rouge mais pour lequel on s'évertuait à assurer les meilleures conditions de séjour. A commencer par les préparatifs. Les onze établissements «waqfs», un waqf étant la dotation d'un bien à perpétuité faite par un particulier à une institution de bonnes œuvres, allouaient périodiquement, à cette occasion, un budget consacré à l'achat de douceurs traditionnelles, en l'occurrence des «zlabias» et autres «mkharek», et des quantités d'huile d'olive, destinées à l'allumage des candélabres aux mosquées et aux mausolées où se déroulaient les cérémonies de psalmodie du Coran et les chants liturgiques après la prière d'El Ichâa. Selon le professeur Charfi, certains notables, vivant dans les vergers extramuros, remédiaient à l'absence de mosquées en organisant dans leurs borjs, habitations ancestrales, des cérémonies religieuses consacrées aux cantiques et aux chants sacrés dédiés aux louanges divines et autres invocations à la gloire du Prophète. A l'échelle des ménages, les maîtresses de maison avaient, particulièrement, du pain sur la planche. Elles tiennent de prime abord à l'étamage de certains ustensiles de cuisine par le dinandier. En attendant, c'est le grand ménage qui les accapare pour un bon bout de temps. Il s'agit de remettre de l'ordre dans le logis, où règne le désordre après le passage des peintres en bâtiment venus, comme à l'accoutumée, donner un coup de badigeon. Les ménagères veillaient aussi à ce que le couvert réponde bien aux besoins de la famille en pareille circonstance, accordant un intérêt particulier au bol (dégra) de fermentation du levain servant à la préparation du «bézine», mets à base d'orge servi au «sehour», repas de l'aube précédant l'entrée en vigueur du jeûne, dont la cuisson se faisait sur une «rahala», sorte de réchaud bas en métal fonctionnant au charbon : «C'est un mets qui revêt une importance telle qu'il est servi durant tout le mois de l'abstinence, à l'exception du sehour des quinzième et vingt-septième nuits du mois sacré, célébrées par la préparation de beignets au miel, gourmandises dont se délectaient également les enfants qu'on prenait la peine de réveiller pour la circonstance. Le choix de la quinzième nuit est apparemment délibéré, histoire d'opérer une rupture et d'écourter psychologiquement le mois par l'annonce de la fin de sa première moitié.» D'autres dispositions culinaires précédaient l'arrivée du mois saint. Les maîtresses de maison veillaient à s'approvisionner en dattes, servies en premier lieu, à l'annonce de la rupture du jeûne, ainsi qu'en deux espèces de poissons soit le «merraj», une espèce apparemment éteinte et le poulpe séché ou frais, qu'on faisait sécher chez soi. Ceci, outre la préparation de la «douida», sorte de vermicelles ou cheveux d'ange, du «tchich», soupe à la semoule d'orge, et du «zammit», poudre également à l'orge, aux vertus hautement désaltérantes. En matière de pâtisseries, les préparatifs concernent la confection de gâteaux traditionnels à base de semoule et de sorgho à servir pendant les veillées ramadanesques en même temps que le café ou l'orgeat, outre le sirop de rose, de citron ou de menthe préparés également, à domicile, à l'occasion du mois sacré. A la veille du mois de ramadan, il était et il est encore de coutume que les familles plus ou moins aisées immolent un mouton pour la préparation de l'incontournable soupe en alternance avec la soupe au poisson. Pour conclure, disons qu'à Sfax certaines de ces traditions ont disparu ou bien sont en voie d'extinction, alors que d'autres se maintiennent encore, à l'exemple de la préparation et de la consommation de la «charmoula», une sauce à base d'oignons et de raisins secs, et du poisson salé, servis le jour de l'Aïd El Fitr.