Par Azza Filali Lorsque la mort, avec sa logique absurde et implacable, fauche un être dans la force de l'âge, nous ne pouvons que souffrir et l'accepter. Mais, c'est encore «le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité», que de nous lever en masse, pour rendre hommage à Maya Jeribi. Maya disparue trop tôt, Maya résistante des premières heures, lorsque, sous Ben Ali, avec ses compagnons d'armes, elle entamait une grève de la faim, sous le nez des forces de l'ordre, Maya qui lors des élections du président de l'Assemblée nationale constituante, déposa sa candidature, contre Mustapha Ben Jaâfar, pour garantir le jeu démocratique. Maya a fait de l'engagement politique sa vie entière. Militante active au sein de la Ltdh, membre fondateur du Rassemblement socialiste progressiste, engagée le 15 octobre 2005 dans une grève de la faim aux côtés de Néjib Chebbi, présidente du PDP en 2008, députée en 2011 à l'Assemblée nationale constituante, où ses interventions en faveur de la liberté, et contre le «goulag théocratique» que voulaient imposer les nahdhaouis, résonnent encore sous la coupole de l'Assemblée. Mais, c'est à Maya la femme que je souhaite rendre hommage. Elle, si discrète, faisant ses courses dans les rues de Radès, vêtue de son incontournable pantalon noir, elle, chaleureuse et souriante lorsqu'on l'abordait pour la saluer ou lui poser une question. Maya n'a pas eu la vie qu'une autre femme de sa génération aurait, sans conteste, menée. Pour cette biologiste de formation, pas de pharmacie ni de laboratoire d'analyses. Jeune femme issue d'une classe moyenne de Sfax, elle n'a pas connu le passage obligé par le mariage, les enfants. Discrète et souriante, elle a tourné le dos à ces épisodes consacrés de la vie des femmes de son âge. Pas de colifichets féminins, ni de khol aux paupières ou de fard aux pommettes. Toujours la même tenue qui a fini par la définir : pantalon et veste noirs, chemise blanche. En rompant avec les codes qui obsèdent les femmes, même les plus libérées, Maya nous a donné une leçon. Non, une femme ce n'est pas fait forcément pour se préoccuper de sa mise, ni pour plaire, ni pour se marier, ni pour avoir des enfants. Quelle jeune femme, à l'âge où Maya avait trente ans, aurait pu déclarer «je ne veux pas me marier, ni faire d'enfants, ni célébrer ces codes et rituels qui font vivre la plupart d'entre vous» ? Ce que la majorité des femmes considèrent comme des rites de passage indiscutables (souvent enrobés d'affects pour mieux faire passer la pilule) ne sont en vérité que des choix qu'une femme peut accepter ou refuser. Et le refus de Maya est à prendre comme une étape de plus sur le chemin vers la liberté des femmes tunisiennes. Par son engagement politique, son courage, son intelligence, une femme peut s'accomplir et être heureuse. Et, de Maya, je voudrais que nous gardions l'image d'une femme heureuse. Tout comme les êtres, les sociétés mûrissent par à-coups : après de longues périodes d'immobilisme où il ne semble rien se passer mais où le feu couvait sous la cendre du quotidien, un beau jour rien n'est plus pareil. A cet égard, Maya Jeribi, son allure, sa vie sont autant de catalyseurs du changement social. Les Tunisiens garderont l'image de cette frêle jeune femme, qui a rejeté les codes sociaux et qui est pourtant si sincère, si belle, si profondément émouvante... L'image de Maya, sa vie deviendront des faire-valoir, des références pour les Tunisiennes, désireuses de vivre libres dans une société encore cadenassée... Maya a servi la liberté par sa vie, tout autant que par son militantisme, et la leçon est de taille. En vérité, cette femme brûlait d'un autre feu que ceux du logis. Son logis était le pays tout entier, et sa famille, ces citoyens pour lesquels elle a milité jusqu'au bout de ses forces. Mais, tout comme par sa vie, Maya nous a donné une seconde grande leçon. Première femme élue présidente d'un parti politique, elle demeure, jusqu'à présent, la seule du genre. En Tunisie, l'engagement politique féminin n'est plus à démontrer, sauf qu'une curieuse léthargie affecte les femmes lorsqu'il s'agit d'accéder aux postes de commande. Ce n'est pas tant le respect de la parité (objet tant débattu qu'il en est devenu obsolète) que l'accès des femmes au sommet de la hiérarchie politique, ce haut lieu qui demeure la chasse gardée des hommes. Par son ascension politique, Maya a détruit un mythe : celui selon lequel les femmes engagées en politique ne doivent viser ni trop, ni trop haut. Cette réalité tunisienne est démentie, hors frontières, par l'accès des femmes au pouvoir suprême : en Amérique latine, Michelle Bachelet (au Chili), Dilma Roussef (au Brésil), ou Christina Kirchner (en Argentine). Dans ces pays, machistes et dotés d'un régime patriarcal, l'ascension de ces femmes (indépendamment de la valeur intrinsèque de chacune) prouve qu'on peut forcer des traditions, et que seul le courage, la foi en une cause, et l'esprit d'entreprise sont nécessaires pour réussir. Plus proches de nous, deux présidentes africaines : au Liberia (Ellen Johnson Sirleaf) et au Malawi (Joyce Banda) ont décidé de mettre leur énergie en commun pour la cause des femmes. Maya Jeribi est partie trop tôt ; il y a encore tant à faire pour le pays et les mentalités. Lorsque la mort frappe, il n'est plus permis de rêver. Qui sait, elle aurait sans doute été la première femme présidente ou premier ministre en Tunisie ! Mais le destin, aveugle, emporte les meilleurs. Et Maya a déjà tellement fait, tellement donné ; elle a ouvert tant de chemins de liberté à la femme tunisienne que nous ne pouvons que nous incliner très bas. Puisses-tu, chère Maya, reposer en paix, toi qui nous as légué la liberté et l'amour du pays en héritage.