Pour les observateurs avertis, tout dépendra de l'accord final de Béji Caïd Essebsi, président de la République, avec Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha. Après tout, ils ont présidé à toute l'architecture politique au lendemain des élections législatives et présidentielle de 2014, basée sur le fameux consensus. Lorsqu'ils avaient voulu éjecter l'ancien chef du gouvernement, M. Habib Essid, ils l'avaient exécuté en deux temps et trois mouvements. Le tournemain avait frisé l'humiliation. Les Tunisiens aiment se faire peur, en politique surtout. Les derniers développements sur la place politique n'augurent rien de bon. Le ton est à la surenchère et à la mentalité de «après moi le déluge». Avec, en toile de fond, une guerre de positions en vue des élections de 2019. C'est un conflit ouvert, total et à géométrie variable. Qu'on en juge. Les signataires du Document de Carthage bis s'étripent. C'est la mêlée à ciel ouvert. Tous les coups sont permis. Ils ont convenu de soixante-quatre points et ils se sont mis d'accord sur soixante-trois d'entre eux. Reste le dernier point, l'essentiel, celui du remaniement gouvernemental. À ce niveau, il y a un demi-accord et une grande discorde. Tous les signataires conviennent de la nécessité d'un remaniement gouvernemental. Mais quatre des neuf protagonistes exigent le départ du chef du gouvernement. Il s'agit de Nida Tounès, l'UPL, la centrale ouvrière (l'Ugtt) et l'Union des femmes. Les autres plaident en faveur d'un remaniement gouvernemental partiel tout en gardant Youssef Chahed, le chef du gouvernement. Ces derniers englobent Ennahdha, Al Massar, Al Moubadara, la centrale patronale (Utica) et l'Union des agriculteurs. Les cinq derniers ont déjà paraphé le Document de Carthage bis. Les autres s'en abstiennent, à moins que les cinq souscrivent au départ de Youssef Chahed. D'où la cacophonie et le dialogue de sourds. Appelé à arbitrer, le président de la République a maintenu le statu quo, en s'en remettant aux considérations constitutionnelles. Selon Béji Caïd Essebsi, il incombe au Parlement, et à lui seul, de destituer et faire remplacer le chef du gouvernement. Une manière de renvoyer la balle dans le camp des pourfendeurs de Youssef Chahed. La réunion houleuse du vendredi a été remise sur le tapis en quelque sorte pour demain, lundi. Mais les couteaux sont toujours tirés et ils semblent bien aiguisés. Entre-temps, les manœuvres de coulisses battent leur plein. Nida Tounès et l'Ugtt d'un côté, Ennahdha, Al Massar et l'Utica de l'autre, se regardent en chiens de faïence. Nida, piloté d'une manière conflictuelle et controversée par Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l'Etat, est même aux prises avec ses vieux démons de la dissidence et des scissions. Il sait que, sans Ennahdha, il ne pourrait destituer Youssef Chahed. D'autant plus que ses députés à l'Assemblée sont divisés. Le commun des citoyens est estomaqué. Le principal parti de la majorité gouvernementale, Nida Tounès, veut faire destituer son propre chef de gouvernement tandis que son principal rival, Ennahdha, y tient bec et ongles. Et les deux sont les principaux patrons du gouvernement dit d'union nationale. Le terme lui-même de gouvernement d'union nationale s'avère impropre à la situation, sinon fallacieux. C'est plutôt de désunion nationale, cruelle et sans merci, qu'il s'agit. L'opposition regarde, de loin. Elle se délecte d'un vieux proverbe tunisien se réjouissant de l'empoignade du pic et du gourdin (la ychidd fès 3la hraoua). Et le Tunisien lambda n'y pige rien. S'il y a querelle, se dit-il en son for intérieur, c'est pour les fauteuils et les dignités. Les partis au détriment de la patrie d'une certaine manière. L'Ugtt, acteur et compétiteur de taille sur l'échiquier, envisagerait même de se retirer de l'accord du Document de Carthage. Auquel cas Youssef Chahed pourrait faire les frais d'une guerre d'usure promise. Ennahdha s'en tient à sa discipline ostentatoire. Mais le jeu des alliances, contre-alliances et revirements de la dernière minute autorise toutes les spéculations et fait souffler le chaud et le froid. Alors on attend en s'abîmant entre prévisions et conjectures. Pour les observateurs avertis, tout dépendra de l'accord final de Béji Caïd Essebsi, président de la République, avec Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha. Après tout, ils ont présidé à toute l'architecture politique au lendemain des élections législatives et présidentielle de 2014, basée sur le fameux consensus. Lorsqu'ils avaient voulu éjecter l'ancien chef du gouvernement, M. Habib Essid, ils l'avaient exécuté en deux temps et trois mouvements. Le tournemain avait frisé l'humiliation. Et ils sont toujours aux commandes. Il s'agit bien là d'un constat, et non point d'un jugement de valeur. Entre-temps, l'économie croule. Les réserves en devises de la Banque centrale ont atteint, ce vendredi, l'équivalent de seulement 72 jours d'importations. Du jamais vu, avec, en sus, un dinar en chute libre. Les prix des denrées alimentaires atteignent des sommets. La paupérisation de larges couches citoyennes se poursuit, telle une implacable gangrène. L'insécurité, les contrebandiers et les hordes de hooligans et de pillards sévissent en toute impunité dans bien des villes et des quartiers de Tunis. Le monde entier, les chancelleries occidentales en prime, font montre de leur inquiétude. Et la manifestent à tout vent. Les plus modérés et réalistes des Tunisiens ne reconnaissent plus leur pays, ne s'y retrouvent plus. Encore moins dans une classe politique et un establishment fourvoyés dans des querelles byzantines, aux antipodes des principales préoccupations, pulsions et inquiétudes des Tunisiens. Ramadan a un goût d'amertume, l'été s'annonce particulièrement chaud. Vivement que la Tunisie rentre chez elle.