Hamadi Redissi est professeur de sciences politiques à l'université de Tunis. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et études sur les enjeux de l'Islam politique, notamment «La tragédie de l'Islam moderne» (Seuil 2011 ) «Le pacte de Nadjd» (Seuil 2007) et «L'exception islamique» (Seuil 2004), Cérès 2005). Cérès vient de rééditer son livre publié en 2017 «L'islam incertain» et qui a eu le prix des Rencontres philosophiques d'Uriage du meilleur livre de philosophie 2017. Vous venez de publier dans une deuxième édition «L'Islam incertain». Le livre nous a interpellé parce qu'il pose un nouveau regard sur l'islamisme en Tunisie. L'islamisme ou l'Islam politique en Tunisie est une réaction au sécularisme bourguibien assimilé à tort à un laïcisme d'inspiration française...Depuis, il a fait du chemin. Récemment, il s'est réconcilié dans une certaine mesure avec la tradition nationale réformiste qui nous vient du XIXe siècle. Seulement ma thèse dans ce livre va au-delà de ce constat, somme toute banal. Elle consiste à dire qu'aussitôt un islamisme quitte la posture radicale qu'un autre islamisme lui emboîte le pas et occupe la place laissée vacante par l'islam politique apaisé. Il y a comme une structure absente du radicalisme en islam qu'il faudra interroger : pourquoi l''islam continue-t-il à produire sur une grande échelle des excroissances radicales et mortifères ? Aujourd'hui, l'islam politique en Tunisie s'est assagi en essayant de s'insérer dans cette société qu'il n'a été en mesure ni de domestiquer politiquement ni d'islamiser culturellement. Cela dit, cette menace persiste. Il n'est pas exclu que l'islamisme renoue avec ses vieux démons ... Y a-t-il un islamisme ou des islamistes politiques ? L'islamisme est pluriel, des mouvements prédicateurs aux jihadistes. L'islam politique est précisément cet islam radical qui passe de l'idéologie au réalisme politique, du panislamisme à l'islam national, du recours à la violence à la démocratie et de la chariaâ normative à la référence identitaire. De ce point de vue, Ennahdha a indiscutablement fait des progrès qui demeurent cependant en deçà de ce qui est demandé pour qu'il devienne un véritable parti politique civil. Nous en sommes encore loin... Après tout, on n'est pas islamiste sans raison. Dans votre livre, vous dites que l'islamisme tunisien est assis entre deux chaises en quelque sorte... En effet, quand on voit comment l'expérience turque prise pour modèle par l'islam politique tunisien s'est lentement mais sûrement transformée en une dictature plébiscitée par les urnes, il faut être vigilant pour que la Tunisie ne tombe pas dans un double travers néo-autoritaire politiquement (un pouvoir autoritaire mandaté par le peuple) et théo-démocratique (la loi de Dieu au-dessus de celle des hommes) au niveau des mœurs et de la culture. Sommes-nous en train de nous diriger vers un Etat théo-démocratique en Tunisie selon vous ? Non je ne le pense pas ! Non ! Grâce à la force de la société civile et à la tradition sécularisée qui remonte au Bourguibisme. De plus, sur le plan électoral, le peuple n'a pas encore donné aux islamistes la majorité politique. En fait on est en stand-by, tout comme la révolution dont l'issue finale pour le moment est incertaine. Sept ans dans la vie d'une nation, ce n'est rien ! Il est prématuré de dire qu'on est en phase de «consolidation démocratique», pour parler le langage des experts. Il ne faut pas oublier par exemple que l'Egypte a connu un régime semi-représentatif sur le modèle anglais du XIXe siècle, de 1923 à 1958, mais également l'Irak de 1920 à 1958 et la Syrie de 1920 à 1949. Il faut méditer l'échec de ces premières expériences libérales dans le monde arabe. Etes-vous optimiste ? Tous les experts disent que le pays passe par une crise profonde, le moins qu'on puisse dire. Le lien social se délite, l'autorité de l'Etat s'affaiblit, les forces intermédiaires font de la surenchère et la classe politique est puérile. Il y a comme une lassitude qui s'installe, un sentiment de colère diffus, comme si on voulait dire quelque chose qu'on n'arrive pas à verbaliser ! Disons-le : les démocraties peuvent s''effondrer pour des raisons économiques quand la démocratie n'est plus un puissant levier pour assurer le bien-être des citoyens. Même l'Europe et l'Amérique sont menacées par ce syndrome. Démocratie et prospérité vont de pair. A chaque fois qu'une crise économique frappe un pays, la démocratie vacille. Il n'y a pas de raison pour que la Tunisie fasse exception. Dans le livre, vous avez donné votre lecture du phénomène «Daech»... Je pense que Daech est un phénomène inédit ! Le débat en France par exemple oppose deux points de vue. Selon le premier (défendu par G. Kepel), ce à quoi nous assistons aujourd'hui est une radicalisation de l'Islam et selon le deuxième (O. Roy), il s'agit de radicaux qui trouvent dans l'idéologie islamiste un exutoire (ils sont radicaux avant d'être terroristes). Funeste destin indigne d'une religion que de finir dans le délictueux, être réduite soit à produire de la racaille, soit à attirer des délinquants ! Ce qui manque à ce débat réducteur, c'est le fait que Daech est un phénomène doublement inédit par rapport au jihadisme et par rapport à des phénomènes similaires en Europe occidentale. Ce qui est nouveau avec Daech c'est qu'on peut parler d'un totalitarisme de type islamiste. Ce qui est nouveau par rapport à l'islam radical, tel que nous le connaissons d'Al-Banna jusqu'aux Talibans, c'est que les Daechiens ne se soucient plus de la logique jihadiste. Je veux dire que les mouvements jihadistes ont toujours tenté de justifier la lutte contre le «taghout» et le «paganisme moderne» par des arguments puisés dans la tradition islamique : le jihad est «une obligation absente» (en référence aux cinq obligations individuelles). Daech a rompu avec cette «éthique» du jihad légitime pour faire dans la barbarie. Je sais que le terme «barbare» remonte aux Grecs et qu'il est péjoratif car on est toujours le barbare d'autrui. Inspiré du marxiste Michael Löwy, j'appelle barbarie dans ce cas précis une politique délibérée de la cruauté, faisant dans l'ingénierie du meurtre organisé. C'est ce qui est nouveau avec Daech. Cette ingénierie reste d'ailleurs primaire par rapport aux grandes «industries du meurtre» mises en place par le nazisme ou le stalinisme. Mais minimiser Daech en disant que ce n'est qu'une excroissance d'un islam qui n'a rien à voir avec l'islamisme et le terrorisme, c'est se dérober de sa responsabilité morale. Il faut prendre acte du fait que nous avons besoin de nouvelles catégories pour comprendre la sauvagerie islamiste. C'est ce qui a poussé l'Occident à rejeter toute forme d'islamisme y compris l'islam politique. Selon vous, d'où vient la crise de l'islam politique en Occident ? Les Occidentaux ont perdu patience. Ils se disent au fond d'eux-mêmes qu'il doit y avoir une passerelle invisible, une même vision du monde qui fait tenir ensemble l'islam politique et le terrorisme. Ils ne veulent plus se laisser abuser par des subtilités que même des musulmans ne maîtrisent guère entre islam radical, modéré, jihadiste local, salafiste jihadiste mondial, la différence entre la Quaeda, Nosra et Daech... D'aucuns pensent que Daech est une création de l'Occident ! Je ne souscris pas aux thèses complotistes qui voient partout la main de l'étranger. Et puis, comment peut-on imaginer qu'une force extérieure puisse créer de toutes pièces un phénomène social ! Cela ne veut pas dire que l'Occident n'a pas huilé ce phénomène ou n'a pas aidé à son incubation. La thèse la plus crédible à mon sens dit que Daech est au croisement de trois forces : la bureaucratie militaire baâathiste (qui prend sa revanche sur les Etats-Unis et sur le chiisme), les tribus sunnites fédérées et le salafisme jihadiste. Mais ce qui m'a intéressé dans ce livre, c'est d'esquisser une phénoménologie de Daech. Selon vous qu'est-ce qui a attiré les jeunes Tunisiens et Tunisiennes vers cette nébuleuse terroriste ? Qu'est-ce qu'il y a de si séduisant dans ce discours ? Difficile de répondre. C'est d'abord l'échec de l'éducation qui fait que les jeunes Tunisiens quittent l'école prématurément, privés des fondamentaux et de la capacité de juger. Désœuvrés, ils trouvent auprès des «cheikhs» officiant sur le Net un savoir religieux élémentaire de substitution. Des prédicateurs se sont relayés également de 2011 à 2013 pour inciter les jeunes à un départ organisé par des réseaux. Daech les tente par une véritable hijra, un exil physique sur le modèle des premiers convertis (et non un exil intérieur dans une société impie). Et ce, dans un Etat califal (qui n'est pas une expectative). Plus attractive également, la perspective millénariste de vivre la fin des temps telle qu'elle est prédite par certains hadiths fort probablement apocryphes (empruntés à la tradition chrétienne) : une ultime bataille cosmique est prévue entre les Rums (mécréants) et les musulmans avant la venue de Jésus, à Dabeq (en Syrie), Dabeq étant le titre de la revue de propagande de Daech. C'est un élément psycho-théologique important. Vivre dans l'attente de la fin imminente des temps ! Comment apprendre à nos jeunes à être libres aujourd'hui ? Kant disait que la meilleure façon de savoir si un peuple est mûr pour la liberté est de le mettre au préalable en liberté car on ne peut pas mûrir pour la liberté. Laissons-les donc libres ! Or il y a trop de carcans, d'interdits, de règles et de règlements qui empêchent les jeunes de s'épanouir dans la diversité. Pour peu qu'ils sortent du moule ils sont traités comme des parias et réprimés. Il appartient également aux adultes de soutenir le combat des jeunes pour la liberté. C'est enfin une affaire politique. Malheureusement, soucieux de leur image, les politiciens craignent de heurter les sentiments populaires, de déplaire et d'être éventuellement sanctionnés par les urnes. Ils oublient que pour ne pas perdre les élections, il faut d'abord gagner la bataille des idées. Même la gauche est réactionnaire sur les questions des libertés «atypiques». Elle doit apprendre des islamistes. Ils ont dominé avant de vaincre. Ils avaient peut-être lu Gramsci.