Youssef Chahed nous fait accompagner les errances nocturnes d'un mort-vivant inlassablement lancé à la recherche de sa bien-aimée partie trop tôt, causant un vide irréparable. Des regrets profonds traçant un trait entre la vie et la mort dans un ouvrage truffé d'interrogations sur la rédemption, la valeur de la vie et l'essence de notre nature de mortels. «C'est inouï d'assister à ses propres funérailles», se dit le spectre alors qu'il est censé trouver le repos éternel, six pieds sous terre. Au contraire, une voix le réveille et lui annonce : «Tu auras la possibilité de mener une nouvelle vie, mais n'oublie pas que tu es un spectre… Dès la tombée de la nuit, tu entameras ta fastidieuse ronde qui cessera impérativement aux aurores». «Dessine-moi un bonbon !» La voix lui énumère toutes les possibilités de perception que lui confère son statut de spectre, mais il n'a qu'une idée en tête : rechercher le moindre signe de vie de son aimée, disparue bien avant lui. En attendant, il commence sa nouvelle «vie» en tendant l'oreille pour essayer de trouver quelque chose d'intéressant, qui le rapprocherait de son but, dans les histoires que se racontent les spectres qui errent, comme lui, à la tombée de la nuit. Le premier à attirer son attention est un ancien immigré qui a longtemps vécu en France et qui a, aussi longtemps, mené une double vie : une famille en Tunisie, son pays d'origine, et une autre en France, son pays d'adoption. L'ancien immigré était en train de se confier à un autre spectre : «Tu penses que le Seigneur me pardonnera mes écarts ?'». Pour sa seconde rencontre, il n'a pas besoin de tendre l'oreille car il est directement abordé par un autre spectre qui semble en avoir gros sur le cœur. En vérité, il a été purement et simplement trucidé par sa femme qui avait découvert que son cœur était physiologiquement faible et qu'il ne supportait donc pas de gros emportements dans les nuits d'amour. Elle était beaucoup plus jeune que lui, et il était riche. L'équation était claire pour elle et, après ne lui avoir laissé aucun répit, il finit par s'effondrer au cours d'une nuit d'amour particulièrement torride. Le médecin qui diagnostiqua un arrêt cardiorespiratoire n'était autre que son amant. Et aujourd'hui, le spectre veut sa revanche et l'annonce à son interlocuteur : «La vengeance n'est-elle pas un plat qui se mange froid ?». Notre spectre poursuit les rencontres dans l'espoir d'y trouver un indice vers sa bien-aimée. Dans les histoires qu'il apprend au fur et à mesure, il y a celles qui aiguisent sa curiosité comme le ferait un thriller, celles qui lui fendent le cœur par leur long chemin d'infortunes, celles qui en arriveraient presque à l'enchanter par leur parcours exceptionnel, celles qui sont poignantes de sourde tristesse comme celle de ce môme qui l'implore de lui dessiner un bonbon… Fidèle dans les deux mondes ! Le spectre n'est que moyennement intéressé par les histoires des autres spectres. Ce qui domine totalement sa pensée, c'est la recherche de l'infime indice susceptible de le mettre sur la piste de sa chère défunte. Pourtant, c'est une nouvelle rencontre avec deux spectres querelleurs qui lui fait découvrir un fil conducteur : «Pour trouver celle que tu cherches et atteindre ton but, tu es dans l'obligation de quitter ton trou tous les soirs et de me retrouver». Les nuits se suivent ainsi dans la recherche de sa bien-aimée mais pas encore d'indice capital à l'horizon. Logique, il sait qu'il y a un point de départ logique : l'idée est de trouver l'un des gardiens-régisseurs du cimetière car ce sont eux qui tiennent les registres des entrées. Il se heurte à une difficulté majeure en constatant que ces gardiens sont vraiment trop occupés devant l'intarissable flux des nouveaux venus. Notre spectre reste pourtant convaincu que, tôt ou tard, il tombera sur une piste et c'est donc une bouffée d'espoir qu'il ressent quand il est appelé par l'un des gardiens-régisseurs. Reconnaissant, il lève la tête au ciel et loue le Seigneur pour cette opportunité d'entrer en contact avec ceux qui étaient invariablement indisponibles. Seulement, ce n'est pas ce qu'il attend car on lui apprend plutôt un changement de programme : «Tu as été élu parmi d'autres pour effectuer le grand voyage… Les portes du paradis te seront ouvertes… Ta femme attendra, ou plutôt c'est toi qui attendras. De toutes manières, elle ignore ta présence dans ce lieu». Sa réponse est sans ambiguïté : «La seule récompense à laquelle j'aspire, c'est ma bien-aimée». Et il reprend sa quête, jusqu'au jour où un autre spectre vient le chercher pour lui annoncer que sa bien-aimée était en train de l'attendre, assise sur son tombeau à lui. Il accourt mais n'arrive qu'au point du jour. Il ne la trouve pas et décide de cesser ses errances et de l'attendre chaque soir assis sur son tombeau où, chaque soir, il patiente en compagnie de spectres hommes et femmes (au plus près parfois), ne soupçonnant pas que cela allait causer sa perte. Une nuit, elle apparaît enfin mais elle le tance cruellement : «Moi qui te cherches toutes les nuits, qui t'ai attendu des années, qui t'ai été fidèle dans les deux mondes, c'est ainsi que tu me récompenses ?» Et elle s'évapore ! Les nuits d'un spectre, 171p., mouture française Par Youssef Chahed Editions Arabesques, 2018