La convention internationale des droits de l'enfant fête aujourd'hui ses 59 ans. Où en sont les choses en Tunisie, qu'est-ce qui a été fait et ce qui reste à faire ? Cette convention est-elle menacée aujourd'hui ? Entretien avec Moez Chérif, président de l'Association tunisienne de défense des droits de l'enfant. Presque 60 ans après, pensez-vous que la Tunisie est en train de prendre une déviation par rapport à cette convention aujourd'hui ? Depuis l'indépendance, il y avait une logique et une politique qui se sont développées et où les enfants faisaient partie d'un projet. Cette logique est aujourd'hui menacée car malheureusement les enfants ne font plus partie de ce projet. Ce qui est en train de se mettre en place avec le modèle de l'économie et de la politique libérales est plutôt un système d'élitisme. Pourquoi selon vous ? Nous sommes passés par trois périodes en termes des droits de l'enfant. La première après l'Indépendance où il y avait une véritable mission et un projet sociétal tunisien où on a misé sur le facteur humain avec l'éducation, la santé et le développement. Ceci a été très favorable aux enfants en Tunisie. C'est une période d'éducation qui a duré à peu près une vingtaine d'années. La deuxième période des années 80 à 2000 a été réservée à l'accessibilité et aux services à tout le monde y compris les enfants. Mais en principe ce projet visionnaire comportait dans sa troisième partie le passage à des services de qualité. C'est à ce moment-là qu'il y a eu une fracture, un changement radical de la politique sociale tunisienne vers une politique libérale où on est passé d'un système inclusif à un autre concurrentiel d'élitisme. On a des raisons de s'inquiéter parce que le projet sociétal tunisien est en train de dévier de sa trajectoire initiale. Le premier touché dans ce système est l'accès des enfants tunisiens à la culture, aux loisirs et au bien-être. Cet état de bien- être faisait que tous les enfants avaient un sentiment d'appartenance qui leur permet de rêver. Aujourd'hui, c'est un sentiment beaucoup plus pernicieux qui existe chez nos jeunes et nos adolescents et qui les pousse à s'engager dans des conflits idéologiques. Et pourtant, cette dégradation qui porte préjudice aux droits de l'enfant ne devrait pas avoir lieu dans une société, aussi libérale soit-elle... D'un système de développement solidaire, on a commencé à évoluer vers une société libérale sans qu'il y ait un accompagnement par des mécanismes sociaux adéquats qui amortissent ce passage. En l'absence de ces mécanismes de compensation, un sentiment d'exclusion s'est installé progressivement. A partir de là, on a commencé à voir la violence monter crescendo depuis la révolution. Résultat : les enfants assistent à un nouveau déferlement de violence de tout genre tout en étant marginalisés. Il y a aussi une volonté politique sur le plan régional d'essayer de limiter ce qu'on appelle «L'exception tunisienne». D'autre part, l'introduction de la culture wahhabite a également touché l'enfance comme on peut le voir avec les jardins d'enfants coraniques. Peut-on espérer un jour se rattraper et poursuivre cette démarche constructive autour des droits de l'enfant? Nous n'avons jamais arrêté cette démarche que ce soit au niveau de l'association de défense des droits de l'enfant qui a su rallier en cours de route un grand nombre d'associations de la société civile et les sensibiliser à la cause de l'enfant . En plus de tout ce qui est inscrit dans la constitution tunisienne pour les droits de l'enfant, il y a eu d'autres avancées sur le plan législatif que ce soit la loi contre la traite, l'adhésion de la Tunisie à la convention de Lanzarotte qui permet de lutter contre le phénomène d'exploitation sexuelle des enfants. Le code de protection de l'enfance est en vigueur et on est en train de l'adapter à la réalité actuelle pour y ajouter le principe de l'enfant victime. Mais ce qu'on a constaté jusqu'à aujourd'hui, c'est que pour la mise en action de ces principes et de ce cadre légal, nous avons besoin d'un investissement en capacité humaine ainsi que financier pour rendre tous ces droits effectifs sur le terrain. Tous les projets de loi qui ont tenté d'être mis à l'œuvre ne sont pas conformes à la philosophie de la Constitution et aux principes des conventions internationales. Au contraire, ils essaient de maintenir l'enfant comme un objet de droit et pas comme un sujet de droit.