Par Soufiane Ben Farhat Les dernières Journées cinématographiques de Carthage ont consacré des séances spéciales d'hommage à Hédi Jouini et Mohamed Jamoussi. Né en 1910 et décédé en 1982, Jamoussi était aussi un brillant poète et homme de lettres. Peu de jeunes gens le savent. Mais Jamoussi n'en a pas moins honoré avec brio le panthéon de nos poètes romantiques. Pour y accéder, il est vrai, ce n'est guère un tour de passe-passe du genre "ainsi font, font, font, trois petits refrains et puis s'en vont…". Le Précurseur — la majuscule est de mise —, Abou El Kacem Chabbi, avait mis la barre très haut. Seuls les géants sont, depuis, autorisés à s'y hasarder. Et ici, comme ailleurs dans les sphères de l'excellence, point de sinécure ou succès facile. Il faut courir constamment deux fois plus vite pour espérer rester à la même place. Mohamed Jamoussi était un sacré bourlingueur. Et pas seulement sur les rivages de l'imaginaire. Il a fait valoir de multiples dons précocement et un peu partout. En Tunisie, en France, en Italie, en Algérie, en Egypte et ailleurs. Sa sensibilité n'était point une. Il se multipliait à loisir. Chansonnier, chanteur, parolier, compositeur, acteur, homme de cinéma. Au début, pourtant, il y avait une tragédie familiale. Le père de Jamoussi, né en 1878, se retrouve brutalement orphelin à trois ans, en 1881. Son père était tombé au champ d'honneur, en martyr, lors de la farouche résistance qu'opposèrent les Sfaxiens au tout début de l'expédition coloniale des troupes françaises. Et son grand-père — c'est-à-dire l'arrière grand-père de Mohamed Jamoussi — se fait égorger par la soldatesque française dans son propre lit. N'empêche, le père de Jamoussi s'investit pleinement dans la vie active. Particulièrement pieux, il s'est adonné avec brio aux travaux de forgerie. A telle enseigne qu'il invente deux instruments de labour encore usités et qui portent toujours son nom, le soc et la déchaumeuse Jamoussi. Son heureuse invention lui vaut deux distinctions et médailles aux expositions de Sousse (1910) et Marseille (1922). Le père de Mohamed Jamoussi s'adonnait aussi aux chants soufis et au malouf el jidd (des noubas sacrées et liturgiques). Il était un fervent adepte de la confrérie qadérite et fréquentait les cercles de Sidi Belhassen El Karray. Cela influera manifestement sur l'éducation du petit Mohamed. Son parcours a commencé au koutteb puis à l'école franco-arabe de la Rue des Notaires à Sfax. Le certificat de la sixième en poche, il rejoint le collège Emile Loubet à Tunis (futur lycée technique). Son cursus sera couronné par l'obtention d'un diplôme en mécanique et en dessin industriel. Il se fait embaucher à la Société des chemins de fer tout en poursuivant des études poussées en ingénierie. Mais le virus travaille le jeune homme en profondeur. Il fréquente lui aussi les cercles de chant soufi et des noubas sacrées. Commence dès lors un irrépressible désir de faire carrière dans le domaine chansonnier et musical. Les structures encore archaïques du pays ne le lui permettent guère. Le statut scélérat et inférieur dans lequel étaient tenus la musique et le chant profane aussi. Ce n'est qu'en 1946, à l'occasion d'un voyage en France, que le génie sort enfin sa lampe. Ce bref survol ne saurait résumer une vie d'artiste à la trajectoire fulgurante et éblouissante. Ce qui nous intéresse ici, c'est la vocation éminemment poétique du personnage. Parolier, il a écrit des centaines de chansons. Il en a chanté l'essentiel. Inoubliables Rihet liblad, Maâloum, Ki jitina hé, El fenn el fenn, Mahla gueddek, Ennissa, Qahouaji, Caballero, Ellila ah ya lil, Timchi bessalama, Allah maâna… Chevau-léger de la chanson, ses paroles étaient suaves, ses rythmes comme autant de douces caresses de l'âme. Bon vivant, élégant, malicieux, il invitait sans cesse à l'évasion. Folâtrait sans répit, papillonnait, marivaudait dans les cœurs calcinés par les vicissitudes de la vie. Ecouter aujourd'hui une de ses chansonnettes c'est se hisser dans de très hautes sphères de la perception agréable et de la satisfaction éthérée. Et puis Mohamed Jamoussi était également un excellent poète dans la langue de Voltaire. En 1976, il avait publié à Tunis un bien précieux recueil de poèmes intitulé Le jour et la nuit. Cinquante poèmes bien corsés. Au niveau de la forme, la métrique de la poésie française y est très bien charpentée. Alexandrins, quatrains, dizains, sonnets avec quatorze vers dont deux quatrains et deux tercets… L'imaginaire poétique de Jamoussi regorge d'images d'une surprenante alchimie. Une divination des confins énigmatiques des secrètes compositions du monde et des mystérieuses textures de l'âme. Il y mêle volontiers la langue châtiée aux références antiques ou classiques. Son pessimisme amusé le dispute à ses joyeuses désillusions. Son poème intitulé Crépuscules est un véritable chef-d'œuvre (écrit le 28 septembre 1974 à l'hôpital Cochin à Paris) : Oui, plus que leur début, j'aime la fin des choses ; Le soir d'une illusion où tombe un point final ; Au déclin d'un grand jour, j'aime les portes closes Après l'espace immense et le feu matinal. Les yeux d'un jour mourant ne sont jamais moroses Aux yeux de qui connaît notre destin fatal ; Et la nuit dont la paix fait sourire les roses Dans l'âme d'un penseur allume un doux fanal. Que le silence chante après la vie qui gronde ! Nous perdons notre phare aux remous de ce monde, Et le sens de la vie est au bout de la vie ; A l'aveuglant éclat d'un lourd soleil qui brûle Je préfère toujours un pourpre crépuscule ; O divine retraite ! O céleste agonie ! Cela dispense d'en dire plus. Le poète ne saurait disparaître. Il n'en finit pas de gambader aux détours de nos états d'âme chloroformés par l'anesthésiante habitude et les cruels oublis.