Nous fêterons cette année le centenaire de la naissance de Mohamed Jamoussi. L'artiste multidisciplinaire mérite bien cette attention fort louable initiée par le Président de la République et rendant hommage à tout artiste, poète ou homme de culture ayant marqué l'histoire de notre pays. L'an dernier, trois hommes, et pas des moindres, ont été «fêtés» : Aboulqacem Chebbi, Ali Douagi et Hédi Jouini. Tous nés en 1909, ils ont mérité l'intérêt de toute la nation. Et si l'on y ajoute Cheikh Fadhel Ben Achour, dont le centenaire a été célébré dans le cadre de la manifestation «Kairouan, capitale de la culture islamique», on peut affirmer que ce pays reste reconnaissant et que la mémoire collective n'oublie jamais les siens. «On ne peut trouver de poésie nulle part, quand on n'en porte pas en soi», affirmait Joubert. La poésie et la chanson ont habité Mohamed Jamoussi depuis son jeune âge et durant toute sa vie, malgré toutes les étapes par lesquelles il est passé en Tunisie, en France et dans le monde arabe. Sa vie, sa carrière Mohamed est né le 12 juillet 1910, dans une famille sfaxienne, pieuse et conservatrice. Cette famille doit son nom au vénéré Cheikh Abdallah Jamoussi, décédé en 1140. Son père, né en 1878, perd, coup sur coup, son papa à l'âge de trois ans, tué dans une bataille contre l'occupant français en 1881, et son vieux grand-père, assassiné dans son lit par la sauvagerie coloniale. Malgré ces conditions très dures, le père apprend le Coran et apprend le métier de forgeron, où il excelle et reçoit même des médailles de reconnaissance. Son penchant pour la musique spirituelle et soufie le pousse à côtoyer Cheikh Abi Hassan Al Karray, connu à Sfax pour ses mouachahs et ses chants religieux, ainsi que les nouba du malouf. Le petit Mohamed naît donc dans cette ambiance pieuse et assoiffée de chant. Il fréquente le kotteb et devient ainsi la fierté des siens. Ses études primaires se passent dans une école franco-arabe de sa ville natale et, en 1926, il obtient le certificat d'études primaires. Il «monte» alors à Tunis où il poursuit ses études secondaires (professionnelles) au lycée technique. Il en sort cinq ans après, avec un diplôme en mécanique et en dessin industriel. Mais la fibre artistique existe, profondément ancrée en lui. Il se met alors à chanter Sayyed Dérouiche et autres chanteurs connus. «Mais, à cette époque, se plaignait-il, l'artiste ne valait pas grand-chose; il était rejeté, montré du doigt!». Par chance, Mohamed rencontre Béchir Ressaïssi de la société «Baidhaphone» qui a changé, en ce temps-là, la vie et la carrière de plusieurs artistes. Il lui propose de partir à Paris pour enregistrer ses propres chansons. La Ville lumière est une chance inespérée pour ce romantique qui aime Alfred de Musset. Il y apprécie le respect de l'art et la haute considération envers l'artiste. Et sa muse ne peut que se développer au profit des étudiants arabes du Quartier Latin et du public arabophone de «Radio-Paris», destinée au Moyen-Orient. Dix belles années passées dans le chant, le romantisme et la nostalgie. Dix ans au bout desquels il décide de rentrer au pays. «Rihet el Bled» oui, mais… Le retour à Tunis lui procure d'abord de grandes joies. Il est fier et heureux de s'écouter chanter dans les cafés où les phonographes font des ravages. Mais il est vite déçu par la société de l'époque et «les traditions familiales impossibles à surmonter». On est alors en 1946, la Seconde Guerre mondiale vient de se terminer. Or, chanceux encore une fois, suite à un voyage en Algérie, Jamoussi est reçu les bras ouverts et la ville d'Alger l'honore en lui offrant de diriger l'Opéra d'Alger : ce qu'il fait de 1948 à 1951. Il y rencontre le grand homme de théâtre Youssef Wahbi qui l'invite au Caire ! Là aussi, au pays du Nil, les choses se passent à merveille : Mohamed Jamoussi est engagé dans un film : Bent el hawa, où il campe le rôle principal. Fanatique de théâtre, il revient ainsi à ses souvenirs lorsqu'il jouait à Sfax dans la troupe locale : «Annajm attamthili». Sa carrière de comédien continue en Italie où la langue ne lui pose pas de problème. Il joue dans trois films. Puis à cinquante ans, la nostalgie et le besoin de stabilité le font revenir à sa Tunisie natale, dont le parfum «Rihet Lebled», lui colle à la peau. Il ne la quittera plus jamais. «Le Maître», à Tunis et à Sfax La carrière de Jamoussi se poursuit à Tunis et à Sfax, lorsque la radio locale voit le jour. Ses productions radiophoniques et télévisuelles sont innombrables. Il donne sa chance à de jeunes talents. Il leur apprend l'art et une manière d'être, dévouée, généreuse, attachée à la musique. Outre ses dizaines de chansons connues et bien apprises par le public, il n'a de cesse de créer des émissions mémorables sur les plateaux télé, souvent en direct et dans une ambiance souvent plutôt familiale, non sans cette pointe d'humour qui le caractérise. La générosité de l'artiste se définit largement dans ses déclarations face au regretté Salah Jegham, en 1975, sur les colonnes de la revue de la radio, lorsqu'il dit: «J'aime aller au fond des choses ; ce qui m'importe dans mes chansons, c'est de trouver l'idée nouvelle qui traduit l'amour de la vie ; le rôle de l'artiste est de montrer le chemin du bonheur où l'espoir existe et où l'homme doit apprécier la paix et la tranquillité». Nous reviendrons sans doute prochainement sur deux éléments essentiels : d'abord, son œuvre poétique dans le cadre des textes de chansons ainsi que sa poésie française ; mais nous poserons, ensuite, la grosse question qui nous a toujours intrigué : comment Jamoussi a-t-il fait pour traverser les plus importants moments du XXe siècle (Première Guerre mondiale, crise économique de 1929, la poussée du fascisme, la Seconde Guerre mondiale, l'Algérie française, les années cinquante en Egypte et la crise de Suez…) sans que cela laisse des traces dans son œuvre, alors que la poésie, l'art, la littérature… en Europe mais aussi dans nos pays, à ce moment-là, cultivaient spontanément la résistance, la lutte contre la colonisation, l'engagement politique ?… Mohamed Jamoussi avait probablement une autre vision de la vie. Aussi, est-il difficile de voir dans son œuvre, que nous ne cessons de décortiquer, la trace d'une lutte ou d'un engagement. C'est évidemment son droit ; tout artiste n'étant pas forcément engagé. Nous sommes bien loin de lui jeter la pierre. Mais il est bon d'aller plus loin dans l'analyse d'une œuvre aussi riche pour mieux connaître l'homme. (A suivre)