Sans être un orateur hors pair, Taboubi a réveillé, par son allocution belliqueuse à l'endroit du gouvernement, la vieille querelle qui oppose historiquement le principal syndicat tunisien aux régimes successifs, en résumant les faits d'armes de l'Union et les défaites cuisantes de ses opposants Chose promise, chose due. L'Ugtt a mis à exécution sa menace. Une grève générale a paralysé hier le pays. La capitale, les grandes villes et les régions, les administrations et les secteurs publics étaient à l'arrêt, hormis quelques services vitaux qui tournaient au ralenti. Le secteur privé sans être directement concerné en a subi les dommages collatéraux. La circulation aux heures de pointe était anormalement fluide, les rues de Tunis étaient à moitié vides, guichets et comptoirs portes clauses et rideaux baissés. L'effervescence est à chercher ailleurs. La grogne générale, traversant les couches sociales et les secteurs d'activité a constitué le terreau fertile qui a alimenté la mobilisation des agents du secteur public, sensibles à l'appel syndical ou à la baisse record de leur pouvoir d'achat ou les deux. Objectif atteint donc. La Centrale peut se targuer d'avoir réussi sa démonstration de force. L'historique place Mohamed-Ali était noire de monde dès les premières heures du jour. La foule chauffée à blanc n'a ni plus ni moins exhumé les formules de la Révolution de 2011. Lancés par les meneurs, « dégage » et « le peuple veut renverser le régime » (echab yourid eskata ennidham), les slogans étaient repris en chœur. Un souffle d'insurrection planait dans l'air. Du haut du balcon de la vieille bâtisse, siège de l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens, Noureddine Taboubi en bras de chemise, le cou entouré d'une écharpe rouge à l'effigie du syndicat, flanqué de deux de ses secrétaires adjoints, brandissant le poing a prononcé un discours enflammé, important tant par la teneur que par le ton. Un discours belliqueux Sans être un orateur hors pair, Taboubi a réveillé par son allocution belliqueuse à l'endroit du gouvernement, la vieille querelle qui oppose historiquement le principal syndicat tunisien aux régimes successifs, en résumant les faits d'armes de l'Union et « les défaites cuisantes de ses opposants. » Hier, la grève générale a cristallisé une fois de plus ce conflit vieux comme le monde qui oppose les deux parties. Quelques fondamentaux ont émaillé le discours de Noureddine Taboubi avec quelques variables de circonstance : « La souveraineté de l'Etat menacée par les injonctions du FMI, » un système économique favorisant les plus nantis, des fonctionnaires publics éreintés par le matraquage fiscal. Le secrétaire général est allé même à accuser les négociateurs gouvernementaux « de ruses et fourberies » contre lesquelles « l'intelligence syndicale » a eu raison. Dans cette « braderie » à ciel ouvert où le peuple tunisien est délesté de ses attributs, l'Ugtt s'érige « en rocher contre lequel toutes les velléités capitalistes et libérales viennent s'écraser. » De fait, l'univers du discours transcende les revendications sociales et augmentations salariales pour se convertir en véritable bras de fer politique avec le pouvoir en place. Taboubi a appuyé son propos de références historiques lointaines ou actuelles. Il a fait appel à toutes « les forces vives du pays », à l'armée, à la police, aux jeunes, aux femmes, aux ouvriers, à la société civile, etc, au dessein de lever un front social voire populaire contre le gouvernement. La rupture semble totale. La veille de la grève, le 16 au soir, le chef du gouvernement a tenté de prévenir les Tunisiens contre les dangers d'une grève générale, contre des augmentations telles que revendiquées par l'Ugtt qui auraient immanquablement des effets néfastes. Youssef Chahed, le ton grave, a mis en garde contre de nouveaux endettements qui risquent de compromettre davantage l'avenir de la Tunisie et d'aggraver une situation économique déjà désastreuse. Deux discours qui se rejoignent dans le diagnostic. Mais la comparaison s'arrête là. Pendant que Taboubi crie famine, Chahed brandit le spectre d'une faillite imminente. Ce qui semble, entres autres, faire gravement défaut, c'est la solidarité nationale. Une solidarité en déficit qui a poussé chaque secteur d'activité, chaque partie, chaque profession, voire chaque individu et selon le vieil adage, après moi le déluge, à tirer la couverture à soi sans se soucier des autres. Nous l'avons vu au moment des élaborations des lois, et maintenant lors des négociations sociales, toutes les bonnes réformes, les bonnes décisions, sont bloquées par des divisions corporatistes sourdes et égoïstes. Une avocate nous a dit un jour, « je refuse de donner mon argent pour payer le salaire d'un fonctionnaire qui passe son temps à somnoler. ». Elle n'a pas, quelque part, totalement tort. Cependant, cette image anecdotique en dit long sur l'esprit qui règne entre les Tunisiens. La conscience nationale et le sens de l'intérêt général semblent être définitivement égarés entres les luttes partisanes et les conflits de pouvoir. La classe politique qui donne une piètre image d'elle-même en est la première responsable. Quoi qu'il en soit, la grève du 17 janvier risque d'annoncer d'autres. Autant dire que la situation est grave voire sans issue. L'Ugtt a montré hier sa force de frappe, voire l'étendue de sa capacité de nuisance en paralysant le pays. Au-delà des revendications certaines légitimes et d'autres excessives, les enjeux politiques sont de taille. Entre des alliances qui se font et se défont dans cette redistribution préélectorale des cartes, l'Union syndicale a mis en garde tout le monde contre sa marginalisation.