Décidément, la double casquette politique et syndicale que porte l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) ne fait pas que des contents. Elle semble gêner au plus haut niveau certains partis politiques. C'est du moins ce qui ressort des récentes déclarations du chargé des affaires politiques à Nidaâ Tounes, Borhène Bsaies qui a estimé qu'il est grand temps que la puissante centrale syndicale retourne à son strict rôle de syndicat, de la même manière que les militaires, qui se sont portés garants de la révolution, sont retournés à leurs casernes. «L'UGTT est comparable à une armée qui a été appelée à sortir de ses casernes lors d'une époque cruciale de l'histoire d'une nation. Et si cette armée commence à jouer un rôle politique il devient très difficile pour elle de regagner ses casernes», a affirmé M. Bsaies sur les ondes de la radio privée Shems FM. Aux yeux des syndicalistes, la comparaison était tellement incommodante et accablante que le secrétaire général de l'UGTT, Noureddine Taboubi, en personne a pris le soin de rendre au dirigeant de Nidâa Tounes la monnaie de sa pièce. Et il n'a pas fait dans la dentelle. « L'UGTT est honorée d'avoir rejoint le front pour mener la bataille au service de l'intérêt national, et elle n'est pas le parrain de rencontres ou d'ententes avec certaines parties politiques», a notamment rétorqué l'homme fort de l'organisation ouvrière. Et de renchérir : «L'UGTT n'accepte des ordres de personne et la place de ceux qui font de pareilles déclarations est la poubelle de l'histoire». L'appel à peine masqué lancé par Borhène Bsaies n'est pas la première tentative de réduction de l'influence politique de la seule organisation de masse du pays après la déconfiture du Rassemblement Constitutionnel démocratique (RCD). En 2012, le mouvement Ennahdha avait déjà essayé de limiter le rôle de vigie contre toutes les dérives autoritaires. Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste, a critiqué à maintes reprises le rôle hautement politique du syndicat. Des membres des Ligues de protection de la révolution et autres sympathisants islamistes ont également attaqué le siège de l'organisation place Mohamed-Ali le 4 décembre 2012, avant qu'Ennahdha n'adopte un discours plus apaisé pour limiter les points de friction. Pari hasardeux Depuis sa fondation en 1946, l'UGTT qui revendique 750 000 adhérents a toujours joué un rôle politique central, en sus de ses activités syndicales. Partenaire du Néo-Destour de Habib Bourguiba durant la lutte pour l'indépendance, elle a été associée à la construction des nouvelles institutions du pays. L'organisation ouvrière a en effet formé une coalition électorale avec le Néo-Destour dans le cadre d'un «Front national» regroupant aussi l'UTICA (patronat) et l'UNA (Union nationale des agriculteurs) pour rafler la totalité des sièges à l'Assemblée constituante chargée d'instituer la première République. Plusieurs personnalités issues de l'UGTT sont ainsi devenues ministres. Mais par la suite, les relations de l'UGTT avec le pouvoir ont oscillé entre soumission au parti-Etat et rivalités dont le point culminant fut la grève générale du 26 janvier 1978. Après l'accession de Ben Ali au pouvoir, la direction de l'UGTT s'est progressivement inféodée au pouvoir mais la base a continué à manifester des velléités d'indépendance. C'est ce qui explique que l'UGTT était la seule organisation nationale, avec l'Ordre national des avocats, à ne pas soutenir la candidature de Ben Ali aux présidentielles, Cette tendance s'est poursuivie jusqu'aux derniers jours avant la fuite de Ben Ali. L'UGTT a encore accru son importance au moment des soulèvements de décembre 2010-janvier 2011. Au début des manifestations contre le chômage et la marginalisation à Sidi Bouzid, l'organisation avait soutenu timidement le mouvement avant d'appeler, sous la pression de ses cadres radicaux, à des grèves générales qui ont précipité la chute de Ben Ali. Cela a permis à la centrale syndicale de sortir auréolée de sa participation à la révolution. Durant l'époque de transition, l'UGTT a été de tous les dialogues entre le pouvoir et l'opposition. Ce rôle lui a d'ailleurs permis de recevoir en 2015 le prix Nobel de la paix avec l'UTICA, la Ligue des droits de l'homme et l'Ordre des avocats. L'universitaire Hèla Yousfi, maître de conférences à l'université de Paris-Dauphine et auteure du livre «L'UGTT, une passion tunisienne» pense que les tentatives de limiter le rôle politique de l'organisation constituent un pari hasardeux. «Plus qu'à une centrale syndicale, l'UGTT s'apparente à une organisation où les revendications sociales ont, historiquement, été intimement liées aux mots d'ordre politiques et nationaux. A la différence de ce qui se passe dans d'autres pays arabes, elle a toujours disposé d'une autonomie plus ou moins importante selon les périodes à l'égard de l'appareil d'Etat», souligne-t-elle.