Une tempête de sable et 9 personnages pris au piège d'un lieu maudit, le duo Baccar-Jaïbi fait appel aux forces de la nature pour restituer le réel d'un vécu qui nous donne froid dans le dos. «Peur(s)» vient après «Violence», et elle est annoncée comme le second volet d'un triptyque ou d'une trilogie. Mais bien avant il y a eu «Tsunami», «Khamsoun», «Yahia Yaich», «Jounoun» et bien d'autres encore. «Peur(s)» est de filiation naturelle de tout un parcours de pièces qui se complètent, comme si Baccar-Jaïbi mettait en scène une seule et unique œuvre et, à chaque fois, à chaque pièce, on ouvre avec lui un chapitre nouveau, une fenêtre qui nous engloutit dans un aspect de la nature humaine. La violence, la peur, la folie, la vieillesse, le désespoir, l'illusion, la frustration. Dans chacune de leurs pièces, Jaïbi et Baccar placent des sentiments, des sensations, des émotions violentes... bouleversantes. Les personnages, aux contours précis, sont un réceptacle de toute une charge d'émotion et d'énergie qui secoue. «Peur(s)» fait partie de cet ensemble, de cette écriture qui englobe l'humain dans ses différentes dimensions. Et c'est à travers ses personnages pris au piège d'une tempête de sable que nous explorons notre peur et découvrons des pistes inconnues que seules des situations extrêmes nous font découvrir. Neuf personnages enfermés dans un lieu désaffecté, un ancien hôpital hanté par des âmes meurtries. Ce groupe, quoique réuni sous l'étendard du mouvement scout avec toutes les valeurs qui lui sont propres, dont l'entraide, l'altruisme, le dépassement de soi, la générosité, la persévérance, va se dévoiler au fur et à mesure que l'étau se resserre et on sera spectateur de la chute de ses valeurs et préceptes, une fois l'instinct de survie se ravive et la peur prendra toute la place. La peur est le moteur des personnages, certains lui résistent plus longtemps que d'autres, mais tous en sont la proie. Une peur qui se propage de la scène vers le public. Dès la première scène, la peur monte en crescendo, Jaïbi nous place au beau milieu de cette tornade, le vent qui souffle, le sable qui se lève et emporte tout avec lui, même des corps humains. Cette force destructrice que nous affrontons tout au long de la pièce nous secoue. A cela s'ajoute le sentiment d'enfermement, l'impossible salut, les issues qui s'ouvrent sur l'espoir et se ferment sur l'anéantissement. Le souffle devient lourd, la vision embrouillée, l'esprit confus, et les confrontations commencent... et les scissions sortent à la surface. Comme dans un roman de Stephen King, Jaïbi gratte dans le psychologique, alimente l'angoisse, comme on alimente un feu, il y met tous les ingrédients d'un thriller psychologique où les personnages perdent petit à petit toute forme d'humanisme et sombrent dans l'instinctif. Dans ce huis clos, le personnage maudit, l'inconnu maître du vent et de la tempête, mi-homme mi-animal, semble tirer les ficelles et se place en maître absolu du jeu de labyrinthe, c'est lui qui injecte, de temps en temps, des signes d'espoir, comme la poule et ses œufs, et en d'autres lieux, la malédiction et la mort avec ces crânes et les prénoms gravés sur leurs fronts. Dans «Peur(s)», les références sont nombreuses, de la littérature au cinéma, et cela place le spectateur dans la posture de la réflexion plutôt que dans la consommation, et c'est dans cette démarche-là qu'on retrouve l'homme de Vitruve, la Célèbre représentation des proportions idéales du corps humain parfaitement inscrit dans un cercle et un carré. Cet Homme de Vitruve que Jaïbi reproduit sur scène et qui dessine son cercle à l'infini n'est plus ce symbole allégorique emblématique de l'Humanisme, de la Renaissance, du rationalisme, de «L'Homme au centre de tout/Homme au centre de l'Univers», mais plutôt de cet homme enfermé dans sa cage (la symbolique du Carré), la cage de ses handicaps, de ses faiblesses, de ses limites et de la matérialité. Jaïbi, entre violence et peur, place l'être, bien dans sa fragilité, le place face à sa vérité, c'est un miroir qui donne en spectacle notre réalité. Il est vrai que dans «Peur(s)», les renvois à notre réalité proprement tunisienne sont évidents, la pièce s'offre facilement à une lecture politique proprement dite, avec des situations qui mettent en scène le conflit entre les deux vieux du groupe, le problème de leadership, le déni du rôle de la femme, la fragilité et la légèreté de la jeunesse... mais ce n'est pas le plus important. «Peur(s)» se place dans la réflexion sur la nature de l'homme, son penchant naturel pour la violence, sa fragilité et son insignifiance face à la puissance de la nature. Jaïbi met à nu l'homme dans sa dimension première, primitive, un être démuni, sans ressources, sans génie, qui n'a de vrai que l'instinctif, qui escalade à l'infini un mur sans relief, se débat avec des fantômes et dessine à l'infini un cercle recherchant désespérément son statut de divinité.