Quelque chose de l'ordre de la vibration surgit dans l'univers de Malek Saâdallah, mouvements et vibrations, peinture musicale, espace traversé par des formes et des lignes en mouvement. De quoi sont faites ces figures ? A chacun sa perception. N'étant ni complètement figurative, ni complètement abstraite, sa peinture est bien singulière, «expressionniste» vous dirait le jeune peintre. En effet, les figures de ses tableaux sont impossibles à fixer car leurs contours sont évanescents et se confondent souvent avec le fond de la toile. Seul votre regard changeant parvient à les dessiner momentanément, et ce, sans pouvoir les enfermer dans une représentation définitive. Ses tableaux s'adressent à notre imagination ou à notre subconscient comme dans l'expérience que nous avons des nuages où les figures se font et se défont d'un instant à un autre, d'un clignement des yeux à un autre ; le temps agissant sur l'espace des formes psychédéliques. Son imaginaire est reconnaissable. Au premier coup d'œil, vous savez immédiatement que c'est de Malek Saâdallah. Bien que son univers ait beaucoup évolué de 2012 à 2019, son empreinte reste indélébile. Du minéral en mouvement, des contours de pierres qui s'ouvrent, qui prennent vie et forme pour permettre un monde qui — quoique mythiquement monstrueux et angoissant — reste meublé d'êtres entre l'humain, la faune et la flore. On peut y reconnaître des mammouths, des dinosaures, des dragons mais parfois juste des chevaux ou des bonhommes de neige en pierres colorées… D'autres y verront toutes autres choses. La signature est aussi dans la «Ligne», au sens qu'employait Jean Cocteau. Cette ligne qui s'affiche en tant que telle et qui porte une énergie, celle de ses propres entrailles. On y ressent une intériorité qui s'offre, qui se donne comme énergie dans le geste de sa modulation même. Un tableau intitulé Le Hibou me paraît assez représentatif de cette dynamique : des yeux qui guettent de l'intérieur, démoniaques ou pas dans une atmosphère de frayeur abyssale suggérée par une explosion de couleurs. Placés en hauteur, ils surveillent tout ce monde comme une sorte de loi kafkaïenne qu'on ne rencontre jamais mais qui a son guet. Cela peut être aussi la loi de la ligne et du tableau, du mouvement du pinceau et de ses vibrations. Comme ces yeux qui surplombent, elle est là sans être là. Son énigme est le cœur même de cet univers, à savoir ce qui rend la palpitation du tableau possible. Invisible, cette loi sans loi est tributaire d'une œuvre organique, un geste pictural bien loin des contours géométriques du sens rationnel et de la lisibilité. Mystérieuse jusqu'au bout, en mouvement et sans contours définitifs, elle se dilue sans se diluer dans l'espace de la toile et de sa composition. Elle est son énergie, l'énergie organique comme seule contrainte de la ligne et du danger qui la guette. En effet, Malek Saâdallah s'inscrit dans un processus, il ne parle de ses tableaux qu'en termes d'évolution et d'étapes qui seraient des actualisations de son Œuvre : «Je travaille sur le long terme, me dit-il, chaque exposition est une étape de tout un processus. Ce qui me travaille, c'est la progression plastique, le fond, les personnages…». L'étape de la réflexion est indispensable pour lui mais en passant à l'acte, il reste ouvert à l'instant et à ce qui lui vient « en temps réel ». Ses visions, ses rêves entrent en corrélation avec les rencontres, avec l'actualité et ce que le monde extérieur lui renvoie. La prochaine exposition en est un bon exemple. Invité par la galerie turque «Kalimet» à Istanbul qui le contacte suite aux Jacc, son nouveau travail tout en restant très organique évolue avec ce qu'il observe et ressent face à la situation politique et sociale de la Tunisie. Cette nouvelle exposition est d'autant plus surprenante qu'elle confirme et la ligne et son évolution. Dans ce même univers, nous passons d'un espace plein en plan général vers une sorte de décrochage des anciennes figures pour les isoler dans des tableaux récents en les mettant en avant-plan. Dans les tableaux de 2015, il est difficile de distinguer les personnages du fond de la toile. En 2017, nous percevons mieux les personnages qui se détachent du fond. En 2019, nous sommes face à une peinture de plus en plus minimaliste. Comme si le peintre passait d'une ambiance générale vers un plan rapproché, d'une multiplicité de figures envahissant la toile ou l'un de ses coins vers la focalisation sur un seul être que nous observons de plus près. Une figure détachée baigne dans le blanc de la toile ; pari audacieux renforçant la solitude et l'isolement de chaque être puisé dans le même univers, toujours aussi indéterminé et nous ramenant à une dimension mythique, voire archaïque, sans doute celle de nos pulsions et de notre inconscient collectif. Plusieurs queues dans la nouvelle exposition, queues de poissons nous ramenant peut-être à l'origine du monde et à la possibilité d'une nouvelle cosmogénèse, promesse d'un nouveau monde. Pour l'exposition prévue en février à Istanbul, à part cette évolution notable, les couleurs aussi se font rares : un travail d'encre plus que de peinture. L'utilisation du noir pour tracer la figure détachée envahit la plupart des toiles perçues : présences spectrales, ombres à l'image de ce que nous sommes devenus ces dernières années post-révolution. «Une énergie s'est comme éteinte dans les corps que je perçois autour de moi, je ne peux pas en faire abstraction. Je vis dans un monde qui agit sur moi et sur ma peinture, me confie Malek Saâdallah». Néanmoins, ses personnages spectres ne sont pas toujours noirs, il leur donne parfois des couleurs. Ils gardent aussi un certain dynamisme, ils ne sont pas dans la stagnation. Ce sont des touches d'espoir ramenées par le peintre confiant et convaincu qu'il y a toujours un sens de l'Histoire. Cette peinture authentique, où le corps et l'esprit s'investissent de manière organique, sera donc à Istanbul le 16 février 2019. D'autres éventuels projets sont prévus à Dakar et Berlin, sans doute une exposition à Tunis. Nos jeunes talents sont là, mais il n'y a aucun engagement, aucun investissement réel de la part de l'Etat. Pourquoi ne savons-nous toujours pas donner de la valeur à nos artistes ? Pourquoi, y compris après une révolution, n'avons-nous pas de Musée d'art contemporain ?