Le progrès ne serait-il qu'un concept éphémère, une illusion ? La question est permise. L'état de l'évolution des mentalités au cours des derniers siècles en atteste. Périodiquement, les hommes s'abîment dans des folies collectives. D'abord, les guerres de religion, intramuros, dans une Europe exsangue et en lambeaux. La prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453, signifie le chant du cygne d'un moyen-âge qui n'en était plus un. Le triomphe définitif des Rois catholiques en Espagne en 1492 ouvre la voie à de nouveaux conflits. Ce seront d'abord les guerres d'extermination et de purification ethnique dont les Indiens d'Amérique et les Morisques d'Andalousie ont fait les frais. Les grandes découvertes géographiques initieront un autre cycle à long terme de l'horreur. Ce sont les guerres coloniales, les corps expéditionnaires, les "pacifications" de vastes contrées par le fer et par le sang. En acquérant la plénitude de la maîtrise de la planète, les hommes porteront la terreur à des limites jusque-là inégalées. Le développement qualitatif prendra très tôt le relais de l'expansion quantitative. Les découvertes technico-scientifiques en profondeur suppléent les irruptions en largeur. N'empêche, utilisée à mauvais escient, la science peaufine la cruauté. Les deux guerres mondiales du XXe siècle sont d'une férocité vertigineuse. Plus de cent millions de morts, des carnages en règle et deux bombes atomiques en deux temps et trois mouvements. Touchés en premier, saignés dans les interstices du délire sanglant de la folie collective, les Européens en cultivent depuis les séquelles de traumatismes hallucinants. C'est un peu, au Nord, à l'instar des contrecoups psychologiques et émotionnels, au Sud, de la longue nuit coloniale, avec ses cortèges d'horreurs, d'injustices, de dérégulations de structures et de déstructurations sociales et mentales. Depuis, les dirigeants européens semblent avoir mis les bouchées doubles pour conjurer la répétition des calamités de la guerre. Ils devront faire, entre-temps, avec le rideau de fer. Quarante années durant, il a divisé idéologiquement et militairement l'Europe d'Ouest en Est. Aujourd'hui encore, bien qu'il ait disparu, la Russie n'en est pas moins confinée aux marches de l'Europe des Vingt-Cinq. Les Européens ont dû faire ensuite avec les guerres ravageuses de l'ex-Yougoslavie. L'horreur y a de nouveau planté ses sinistres quartiers, près d'une décennie durant. Epurations ethniques, massacres massifs de l'Autre réduit en otage de son appartenance nationale, ethnique ou religieuse, bombardements aveugles et sans quartier des populations civiles… Tout y a été au macabre rendez-vous. Le génocide de Srebrenica en 1995, — oui c'était pratiquement hier — s'est soldé par le massacre de 8.000 hommes et jeunes hommes bosniaques musulmans par des unités de l'Armée de la République serbe. Le pire massacre perpétré en Europe, à quelques encablures de Vienne et de Paris, depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour maints observateurs, cela dénote du fait que rien n'est définitivement acquis. La question de l'Autre est toujours dans une espèce d'équilibre précaire. Suffit-il que pointe quelque dérégulation de circonstance pour qu'il vire au déséquilibre catastrophique. Cela peut être une crise passagère, une bulle financière, un élan autonomiste ou de simples revendications identitaires. En Italie, la crise a enfanté un nouveau phénomène : la chasse à l'homme — à l'immigré — et les battues populaires organisées à l'encontre de populations étrangères coupables de délit de faciès. Progrès technologiques ou pas, les Européens ne sont pas définitivement sortis de l'auberge de la souffrance et de la douleur. Chassez le naturel, il revient au galop. Mais où se situe le naturel, précisément ? Dans la guerre ou dans la paix ? Bien que un tantinet dérangeante sur les bords, l'interrogation n'en est pas moins légitime.