Par Noura BORSALI (Une journaliste sans journal) La journée du 14 janvier 2011 restera gravée à jamais dans la mémoire collective de notre pays. Une journée historique, oui, elle le fut par ces manifestations qui se sont réapproprié les rues de la capitale et des villes tunisiennes. Des milliers de citoyens et citoyennes de toutes conditions sociales scandaient ensemble et d'une seule voix des slogans en faveur du départ de Ben Ali. Un mouvement spontané, social et populaire grandiose a occupé l'avenue Habib-Bourguiba, sans violence ni débordements. Et voilà qu'un groupe de manifestants rejoint le rassemblement devant le ministère de l'Intérieur, portant la dépouille de la victime : un jeune tué à bout portant la veille lors des événements du quartier Lafayette de Tunis. Un passage qui provoqua dans le public une forte émotion. En scandant le slogan appelant au départ de Ben Ali, nous étions déterminés mais à mille lieues de penser que notre vœu serait exaucé quelques petites heures après avoir été asphyxiés par le terrible gaz lacrymogène et menacés par les pierres lancées par la police et l'avancée des BOP et des tanks. C'est dans cette ville déserte du fait de la répression qui s'abattit sur les manifestants fuyant à toute vitesse dans les rues, en proie aux odeurs fortes et étouffantes des bombes lacrymogènes dont le bruit se poursuivra longtemps après et aux courses-poursuites des BOP et de toutes sortes de police que nous avions appris la nouvelle du départ de Ben Ali. Une victoire dont on nous a privé hélas des moyens de la savourer Une victoire, une belle victoire remportée grâce à ce peuple de déshérités de Sidi Bouzid et d'autres régions du pays et à leurs jeunes victimes tombées par le fait de balles tirées à leur encontre. Devant eux nous nous inclinons pour leur courage et leur sacrifice. Grâce à toute cette jeunesse merveilleuse qui, à travers facebook, a maintenu la pression dans la plus belle créativité: nous nous inclinons devant nos jeunes pour leur détermination et leur génie créateur. Grâce à tous ses militants syndicalistes et politiques qui ont réussi à ne donner au mouvement aucune coloration politique distincte de peur des manipulations du pouvoir contre ce mouvement social et populaire. Nous nous inclinons devant leur prudence, leur savoir-faire et leur maturité. Grâce à ce peuple, hommes, femmes et enfants qui ont rejoint le mouvement et scandé des slogans disant tout leur désarroi en dépit des risques des tirs de feu: nous nous inclinons devant leur bravoure et leur détermination. C'est grâce à eux tous que la Tunisie a changé de visage et a détruit un système dictatorial et corrompu. C'est encore devant toute cette belle jeunesse que nous nous inclinons, qui nous a étonnés par sa conscience aiguë et son fort désir de changement : celle qui forme actuellement les comités de nos quartiers pour assurer la sécurité de leurs habitants contre toutes ces milices qui pillent, tuent et détruisent au grand dam de ces populations en désarroi devant tant de débordements en l'absence de la police (!) et devant le regard passif de l'armée (!). Aujourd'hui, enfin, je peux être fière de mon peuple, de cette jeunesse qui a pris la relève grâce à sa maturité, à sa créativité et à sa bravoure. Ben Ali est parti. Revient au galop cette terrible question qui nous a usés depuis plus de 23 ans : que faire ? Le changement, le vrai changement auquel nous aspirons, peut-il se faire avec le parti au pouvoir responsable autant que Ben Ali de tant de décrépitude, de répression, de crises ? Qu'on ait veillé à ce que le changement soit «constitutionnel» ne signifie pas grand'chose aujourd'hui face à une Constitution qui est appelée à être refondue entièrement pour garantir la liberté pour laquelle tant de victimes sont tombées. Ce changement «constitutionnel» — qui a gardé aux rênes du pouvoir «provisoire» une partie de l'ancienne équipe — a été fait, au départ, par un vice de forme non dénoncé ni par l'opposition ni par des experts juridiques qui, soit ne voulaient pas entrer dans les analyses juridiques, ou considéraient ce «talfik (replâtrage) juridique» comme acceptable dans cette conjoncture de crise. Et nous renouvelons les erreurs qui ont coûté cher à ce pays : ce replâtrage juridique qui a fait et défait la Constitution selon les intérêts des uns et des autres. Il aurait été, à mon sens, plus judicieux d'être à l'écoute de ces manifestations qui continuent à déferler dans nos villes en formant tout de suite un gouvernement de technocrates compétents (il en existe) chargé de veiller au retour du pays à la situation normale et de constituer un comité de salut national formé, en dehors de tous les partis politiques, de personnalités indépendantes crédibles et compétentes (il en existe) qui veillerait à réaliser d'abord et avant tout les conditions d'un vrai changement. Ainsi s'agit-il dans l'immédiat de mettre en place des commissions pour réviser de fond en comble la Constitution, le Code électoral, le Code de la presse, la loi sur les associations etc…, pas avant bien sûr d'avoir veillé au retour de tous les exilés sans distinction aucune. Parce que ceux-là aussi ont leur mot à dire. Ces réformes juridiques qui doivent être discutées dans tous les médias écrits et audio-visuels — et ce en libérant tout de suite la presse écrite en créant de nouveaux espaces — devraient aboutir à la légalisation des partis non reconnus, à la constitution de nouveaux partis, à la libéralisation de la presse et à la parution de nouveaux titres, à l'octroi de visa à de nouvelles associations et que sais-je encore… Tout cela devrait aboutir à l'élection d'une Assemblée constituante qui mettrait en place une nouvelle Constitution après des élections libres et démocratiques. Un gouvernement d'union nationale sur la base des résultats du scrutin sera alors formé. Du temps, oui, il faut donner du temps à la réalisation d'une véritable démocratie sans tomber dans la précipitation et les erreurs du passé qui ont conduit la Tunisie à cette terrible crise. Il s'agit bien d'une révolution. Qui dit révolution, dit bien changement radical avec l'étape passée et coupure totale avec les anciennes manières de gouverner. Nous n'avons pas besoin de replâtrage juridique car, reconnaissons-le, aujourd'hui le vrai changement ne peut se faire aucunement dans le cadre de la Constitution actuelle. Nous avons besoin d'un vrai changement qui ferait participer toutes les forces et les potentialités du pays sans distinction aucune. Un espace doit être réservé à toutes ces régions qui ont permis ce changement heureux. Une chance doit être donnée à toute cette jeunesse — notre espoir d'aujourd'hui et de demain. Le changement ne se fera pas avec seulement les partis politiques existants, ni avec le parti au pouvoir responsable lui-même de cette politique qui a mené le pays à la dérive. En faisant participer toutes les potentialités du pays, en leur permettant de s'exprimer dans des cadres et des espaces qu'ils auront créés pour enrichir le paysage politique tunisien en vue d'une meilleure représentativité pour que les fruits de cette «Révolution du jasmin» ne soient pas au seul profit de ceux qui l'auraient tout simplement accompagnée, nous pourrons éviter les erreurs du passé : celles d'un 7 novembre 1987 où nous avons fait une erreur qui nous a coûté plus de 20 ans de répression et de spoliation du pouvoir et des biens publics et personnels, celle d'avoir donné carte blanche à Ben Ali et d'avoir pensé que le changement se ferait avec le PSD devenu plus tard le RCD. Un pays gouverné depuis 1956, c'est-à-dire depuis 55 ans par le même parti au pouvoir, est, sans conteste, un signe d'échec. Ben Ali est parti mais désormais le même système demeure. Soyons alors vigilants. Une autre stratégie devrait donc être réfléchie pour que nous soyons fidèles à ce slogan scandé par des milliers de Tunisiens et Tunisiennes à travers le pays : «Nous ne tomberons pas dans le piège du 7 novembre 1987» en ce 14 janvier, journée historique de cette Tunisie dont nous sommes fiers aujourd'hui et qui constitue à présent un fort symbole et un bel exemple, nous l'espérons, pour tout le monde arabe. Que vive le peuple tunisien ! Que vive la jeunesse tunisienne, symbole de changement et d'espoir ! Devant vous, nous ne cesserons jamais de nous incliner…