Notre pays a vécu, ces derniers temps, des moments exceptionnels. Revoyons le film des évènements. Les premiers jours, après que Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu, l'information passe mal. Pourtant, le soulèvement populaire qui prend sa source dans ces régions déshéritées, oubliées, laissées pour compte, s'amplifie. Comme d'habitude, ce sont les porte-parole " officiels " qui minimisent l'évènement. Mais petit à petit, tout le monde prend acte de quelque chose de plus fort, de plus décidé, de plus populaire qui s'amplifie de jour en jour. Internet et facebook s'en donnent à cœur joie. Les conseillers du Président en place, à l'époque, le font parler de " terroristes ", dans le but d'avoir la sympathie de l'Occident. Ils lui préparent un discours on ne peut plus raté qui ne fait que mettre de l'huile sur le feu. Erreur monumentale ! Faute historique ! Preuve, s'il en était besoin, de l'absence totale de flair politique de " l'artisan du 7 novembre " ! Premier discours donc suivi d'une scène lamentable où Ben Ali se rend au chevet du pauvre Bouazizi, en réanimation, sans même prendre la peine, lui et sa douzaine d'accompagnateurs, de mettre une blouse stérile face à un brûlé dans un état comateux, maintenu sous respirateur artificiel. Il ne faut pas être très intelligent, à ce moment-là, pour deviner que c'était une simple mise en scène et que le pauvre garçon de 29 ans avait probablement déjà rendu l'âme. A partir de ce moment-là, rien ne va plus dans sa tête; ses déboires commencent alors. Il fait un deuxième discours qui l'enfonce encore plus dans le sable mouvant de l'ignorance en matière de politique. Les choses se précipitent et tout va vite. Le recours à la force disproportionnée de la police, de l'avis même des " observateurs américains ", tue à balles réelles des jeunes qui n'avaient que leur courage et leur hargne pour se défendre et qui sont décidés à ne pas plier face aux armes sophistiquées des " ninjas " de Ben Ali. Ce dernier, perdu entre sa lâcheté et son arrogance, le teint livide, les lèvres sèches et la gorge tremblante, se décide à parler au peuple. " Je vous ai compris " ! D'aucuns pensent qu'il était temps mais que les jeux étaient déjà faits. Le peuple assiste alors à la capitulation maquillée d'un dictateur désavoué, lui qui a vécu avec le sentiment d'être " l'homme providentiel qui a sauvé le pays et à qui toute la nation doit une reconnaissance illimitée " ! Peur et solidarité Ce soir-là, la jubilation est générale. L'homme tombe et fait tomber avec lui tous les protégés de son règne. Le sentiment de victoire du peuple tout entier est immense; il n'a d'égal que le dégoût d'avoir été abusé. Les nouvelles vont bon train ; les rumeurs aussi. Chacun y va de sa version, oscillant entre le sentiment de victoire et de fierté et celui d'une peur qui, subitement, vient gâcher, quelque peu, la fête : on tire encore ; sont-ce des poches de résistance dans un dernier sursaut ? Ou sont-ce des malfrats, des cambrioleurs organisés, voire même les prisonniers de droit commun et autres qui se sont insurgés ou à qui on a ouvert les portes des prisons ? Dans cette ambiance de peur collective, des comités de quartier s'organisent : jeunes et moins jeunes, munis de bâtons et de barres de fer, veillent à la sécurité du quartier pendant que les femmes leur font du café et des bricoles à manger. C'est l'une des images les plus touchantes des dernières semaines. Dans la journée, malgré la rareté des denrées alimentaires, le sens civique des Tunisiens réapparaît : devant les boulangeries, on accepte de faire la queue même si les fournées sont rares. Comme il est loin le temps des bousculades et de l'agressivité ! Nous avons tous été, à un moment ou un autre, témoins de scènes qu'on avait perdues de vue. La solidarité devient alors le maître mot et même si les derniers snipers gâchent de temps en temps la fête, nos compatriotes en Tunisie et partout ailleurs retrouvent une fierté perdue, qu' Obama et les démocrates américains se lèvent pour saluer. C'est beau, trop beau peut-être ! Les peuples opprimés aspirent plus à la liberté qu'à manger. Ben Ali répétait souvent que la démocratie, c'était d'abord de manger à sa faim! Mohamed Bouazizi ne s'est pas immolé par le feu parce qu'il avait faim, mais à cause d'un sentiment d'humiliation insupportable. La dignité d'un homme est au-dessus de toute sensation matérielle de faim ou de chômage. Nous avons vécu plusieurs jours de fierté, de retrouvailles, de solidarité. Et ce, malgré le couvre-feu ! Le peuple a dit son mot; il a imposé sa loi. Il est désormais maître de son destin. Mais, depuis ces deux dernières semaines, les choses se compliquent. La révolution populaire, qui a coûté au moins cent morts et six semaines de blocage économique, prend une tournure inquiétante. Certains répondent que, pour chaque révolution, il y a un prix à payer! Certes, mais le bilan, dans l'esprit de ceux qui aiment ce pays et qui lui sont dévoués, sans autre calcul que sa stabilité et sa prospérité, pouvait être moins lourd si chacun y avait mis du sien. Bilan économique, pertes de centaines de moyens de production : usines saccagées, fermes pillées, élevages volés, récoltes mises à sac, voitures incendiées, institutions de l'Etat brûlées, documents compris, et enfin, plus de dix mille prisonniers évadés dont certains, dangereux, ne retourneront probablement jamais d'eux-mêmes en prison! Et c'est là que le bât blesse. Ici et là, du matin au soir, la liberté d'expression retrouvée, tout le monde y va de sa vision des choses. Les théories se multiplient, et l'on découvre subitement que nous avons beaucoup de commentateurs capables de faire les plus grandes analyses politiques. Où étaient-ils tous ? Le commun des mortels découvre qu'en Tunisie, nous avions de grands orateurs que le pouvoir étouffait. Et là, on se rend compte de tout ce que nous avons perdu comme temps en ayant du sparadrap sur la bouche. Certains n'hésitent, hélas, pas aujourd'hui à dire l'inverse de ce qu'ils disaient hier encore ! Beaucoup de vestes sont réversibles et leurs porteurs ne se gênent pas pour changer d'avis comme on change de chemise. En fait, peu importe. L'apprentissage de la liberté et de la démocratie ne peut se faire du jour au lendemain. On est, dans ce domaine, comme un enfant qui apprend à marcher. Ni dans la famille, ni à l'école, encore moins dans les lieux publics, nous n'avons appris à parler librement. Et surtout à respecter l'avis de l'autre. C'est un sentiment prodigieux, pour nous qui, encore lycéen, nous avons assisté, en septembre 1968, à la liberté d'expression totale et indivisible de tous les jeunes Parisiens, acteurs des évènements de Mai- 68, qui occupaient la rue Saint-André-des Arts, le boulevard Saint-Michel et le quartier de la Huchette. Ce qui s'est passé à Tunis ces dernières semaines est la preuve, si tant est qu'il le faille, que nos jeunes sont capables eux aussi de changer le cours de l'histoire ! Il n'en reste pas moins vrai que les acquis de " Mai-68" conditionnent depuis et jusqu'à ce jour toute la philosophie de vie des Français aussi bien sur le plan politique que relationnel. Les maîtres mots restent la liberté, la responsabilité, la démocratie avec tout ce que cela comporte comme respect de l'autre et surtout travail et abnégation. Enfin, notre vœu le plus cher reste celui de l'union, parce que, unis, nous sommes plus forts. C'est aussi la solidarité, car celle-ci n'existait que sur le papier du temps de Ben Ali. Mais c'est enfin le dévouement pour reconstruire ensemble un pays qui a vécu un évènement unique dans notre histoire, une révolution que les grands politologues admirent partout dans le monde et qui nous a permis de retrouver la dignité et la fierté, mais nous avons payé un prix fort. Les risques nous guettent. Les ennemis de la démocratie sont encore là ; ils agissent dans l'ombre pour déstabiliser ce pays que nous aimons. Ne le laissons pas tomber dans l'anarchie. Démontrons à Monsieur Moubarak que la révolution tunisienne est irréversible et, qu'il le veuille ou non, la nation saura panser ses blessures et repartir du bon pied vers la prospérité. Pour cela, retroussons les manches et reconstruisons notre pays, pierre par pierre. Donnons rendez-vous à l'histoire, ne serait-ce que par fidélité à nos martyrs mais aussi parce que nous n'avons d'autre salut que le travail !